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à propos du livre de Michel Legrand     Léopold Szondi, son test, sa doctrine                     par Jean MELON

« Dès sa parution, note Ellenberger, l’Analyse de la destinée de Szondi provoqua à la fois l’admiration enthousiaste de certains et les critiques acerbes des autres »

Aujourd’hui encore, Szondi reste méconnu. «Le Plus grand des méconnus et le plus méconnu des grands psychanalystes postfreudiens » écrit Jacques Schotte. Il y a plusieurs raisons à cette méconnaissance. On invoque notamment le fait que son œuvre est peu ou mal traduite, en France surtout. Elle n’est donc accessible que dans la langue originale. Mais on reconnaitra que Szondi n’a pas davantage fait fortune dans les pays de langue germanique que partout ailleurs. Force est d’admettre que cette œuvre, quelque importance qu’on lui accorde, charrie avec elle les obstacles qui s’opposent à sa diffusion.

Ces obstacles sont de taille.

Le livre récent de Michel Legrand les passe tous en revue et constitue à cet égard une mise au point remarquable.Sa présentation de la doctrine szondienne est parfaitement claire. Ceux qui désireraient s’y initier ou même se risquer à la pratique du test peuvent sans crainte s’en remettre à lui: c’est un excellent guide. Mais Michel Legrand n’a rien d’un zélateur ni d’un thuriféraire. Son enthousiasme, pour autant qu’il en ait, ne nourrit pas un culte pour Szondi ; il est tout entier au service d’une entreprise critique qui ne laisse dans l’ombre aucune des faiblesses, voire des incohérences, de la démarche szondienne. Parce qu’il connaît très bien l’œuvre, la critique de Michel Legrand est à la fois plus pertinente et plus décisive que celles qu’on fait traditionnellement à Szondi, et qui sont le fait de gens soit mal informés, soit peu soucieux de se colleter sérieusement avec l’œuvre écrite ou la pratique du test.

Allons à l’essentiel. Nous citerons encore Ellenberger : « La méthode fondamentale de l’analyse de la destinée consiste à établir très minutieusement la généalogie de l’individu. A la différence de la génétique psychiatrique ordinaire, on ne se contentera pas de noter les cas de psychose, de névrose, de psychopathie et de criminalité, mais on tiendra compte également de la structure du caractère, ainsi que de la profession de tous les membres de cette généalogie. On confrontera en outre la généalogie ainsi établie avec celle des personnes auxquelles sa destinée lie étroitement l’individu.

Cette méthode étant manifestement trop longue et trop fastidieuse, Szondi imagina une technique accélérée d’exploration de l’inconscient familial en vue de déterminer la formule génétique de ses sujets. En 1944, date de la première édition de l’Analyse de la destinée, il avait déjà élaboré et appliqué depuis plusieurs années le test qu’il devait publier plus tard (en 1947). Le matériel du test comprenait une série de photographies de meurtriers, d’homosexuels, d’épileptiques et d’autres patients représentatifs des manifestations morbides extrêmes de chacun des huit facteurs de Szondi. On présente successivement ces photographies au sujet on lui demandant d’indiquer les deux qui lui semblent les plus sympathiques et les deux qui lui semblent les plus antipathiques. Une méthode complexe d’évaluation est appliquée pour déterminer la formule génétique du sujet et la structure de sa personnalité, à partir de ses réactions »

La thèse szondienne est simple au départ: il existerait dans le bagage héréditaire de tout être humain huit gènes ou groupes de gènes responsables de sa morbidité psychique éventuelle, mais aussi de tous les avatars de sa destinée (choix du conjoint, des amis, de la profession, de certaines formes de maladie et d’une façon propre de mourir)

Pourquoi huit facteurs, s’interroge-ton Immédiatement? Là-dessus, Szondi ne répond pas. C’est ainsi, un point c’est tout ! On touche ici et du doigt le défaut majeur de Szondi, qui se contente d’affirmer là où il faudrait démontrer, ou, à tout le moins, amorcer une entreprise de justification. Mais, plus avant, dans le mouvement même qui préside à la constitution du test, lequel — c’est Important — est donné d’un seul coup, à la manière d’un précipité — à l’issue d’un rêve !— les facteurs se trouvent disposés dans un ordre qui fait système, et que Szondi baptisera d’ailleurs « Triebsystem », Système pulsionnel.

Dès lors se produit ce que Michel Legrand nomme « l’excès du test sur Is théorie génétique ». En invoquant le terme de pulsion, Szondi effectue le saut du biologique au psychique. Plus exactement, Il franchit le pas qui sépare, comme dit Schotte, les classes (psychiatriques) des catégories (de l’existant). La dynamique qui régit le mouvement des facteurs et leur interaction s’avère en effet homologue de la dynamique des pulsions telle que Freud se l’est représentée. La filiation psychanalytique de Szondi peut certainement se justifier, et lui-même l’a toujours revendiquée. Mais — et c’est là qu’on ne comprend plus — Szondi reste néanmoins farouchement fidèle à son option génétique. Là où il aurait fallu développer une authentique théorie des pulsions, il postule des mécanismes héréditaires que rien, au regard de la génétique moderne, ne permet de valider. Ce faisant, Szondi s’interdit d’être jamais en mesure de justifier le caractère systématique, structuré et structurant, de son schéma pulsionnel. Cette qualité de système, à quoi  s’opposeront irréductiblement les empiristes naïfs et les positivistes par principe, demeure toutefois le meilleur de Szondi. À ce propos, Legrand note très justement (p 64) :

« D’ emblée, dans son premier grand article inaugural (1963), Schotte élevait à l’état de question ce qui, pour Szondi, demeurait impensé. Il attirait l’attention sur une des propriétés les plus remarquables du système pulsionnel de Szondi: sa fermeture. Contrairement à toutes les classifications empiriques, toujours ouvertes, toujours prêtes à s’élargir au gré de découvertes empiriques aléatoires, le système de Szondi, l’octave pulsionnel, s’affirmait clos, rappelant ainsi, par ses caractéristiques épistémologiques, quelques précédents célèbres, tel le tableau périodique des éléments de Mendeljeff, dont Bachelard avait déjà célébré la complétude et l’éloignement de « toutes les tentatives de classification empirique ». Mais, remarquait Schotte, tout en fermant son schéma pulsionnel et en excluant ainsi que l’une ou l’autre dimension puisse en être retranchée ou lui être ajoutée, Szondi donnait prise, par ses formulations insuffisantes, à l’opérationisme positiviste. L’exigence était dès lors énoncée par Schotte de substituer à ce qui pouvait encore apparaitre comme une collection ou une addition de dimensions hétérogènes, définies en référence à des contenus empiriques trop particuliers, un système beaucoup plus unifié et articulé de catégories abstraites, déconnectées de toute particularité empirique étroite. Car seules l’unification et la cohérence conceptuelles pouvaient avoir quelque chance de légitimer la complétude postulée du système. »

Or, cette légitimation attendue, Szondi l’a proprement laissée en plan. Une fois qu’il a été en possession de son système, il s’est seulement soucié d’en assurer le remplissage, dans deux sens : théorique et empirico-clinique. Au plan théorique, il a emprunté à beaucoup d’auteurs un grand nombre de concepts dont le ramassage offre un tableau kaléidoscopique alors que la qualité systémique du schéma commandait impérieusement que soit produit un corps de concepts homogènes. Il n’est guère légitime d’en appeler simultanément à Freud, Jung, Hermann, Bleuler Kretschmer et quelques autres. C’est pourtant ce que fait Szondi sans l’ombre d’un scrupule On peut difficilement s’empêcher de soupçonner son éclectisme d’être un tantinet opportuniste.

Quant au remplissage empirico-clinique, issu des données factuelles récoltées à l’aide du test, même s’il témoigne d’un sens clinique admirable — en quoi la lecture de Szondi restera indéfiniment précieuse —, il tombe sous le coup des mêmes critiques: on ne peut pas conforter un système par un autre, à fortiori lorsqu’il s’agit du système nosographique des maladies mentales dont chacun sait qu’il est toujours un peu dans les limbes.

Mais alors, dira-t-on, à quoi bon Szondi ?

Parions! Faisons le pari que le schéma pulsionnel de Szondi est autre chose qu’une grille de lecture parmi d’autres, qu’il est le révélateur d’une structure authentique, celle des catégories de l’étant humain sur lesquelles peut se fonder une anthropologie clinique rigoureuse dans ses principes et efficace dans ses méthodes. Parions donc que les intuitions de Szondi étaient justes et justifiables bien que lui-même ait échoué à les justifier. Nous faisons le pari qu’avec le schéma pulsionnel de Szondi, nous disposons des éléments nécessaires et suffisants pour fonder et élaborer une psychiatrie théorique au même titre qu’il existe une physique et une chimie théoriques, dont le tableau de Mendeljeff est le rejeton le plus connu. Si nous gagnons notre pari, Szondi apparaîtra un jour comme un génie précurseur de la même trempe que son homologue russe — que ses contemporains, soit dit en passant, ont pris pour un hurluberlu.

Michel Legrand n’est pas « szondien ». Il n’est pas croyant, il ne parie donc pas. Aussi ne trouvera-t-on dans son livre que des allusions discrètes à ce qui se fait aujourd’hui en matière de recherches szondiennes, notamment dans le sens d’une explicitation toujours plus rigoureuse de la systématique szondienne, à travers l’élaboration d’un corpus conceptuel homogène. Ce livre de Michel Legrand restera le témoin d’une interrogation sans complaisance sur l’entreprise d’un pionnier qui, malgré qu’il ait fait quelquefois fausse route, laisse une œuvre encore grosse de développements prometteurs.

Michel Legrand. Léopold Szondi, son test, sa doctrine. Pierre Mardaga éditeur, Bruxelles, 1979.