Séminaire de Marc Ledoux - Elne - novembre 2018
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Le temps anthropopsychiatrique (Gustave Guillaume/Leopold Szondi)
Notes de la présentation de Marc Ledoux portant sur l’étude du temps anthropopsychiatrique de Gustave Guillaume
(Introduction à Gustave Guillaume dans le chapitre « la conjugaison du verbe chez Gustave Guillaume » du livre « Le discours et le symbole » de Edmond Ortigues paru chez Aubier)
Introduction
Dans Sein und Zeit : Heidegger se posait la question de comment l’être humain se construit dans et avec le temps
Zeit und Sein : il tourne vers la question ouverte comment le temps s’origine dans l’être.
Toute cette démarche est dictée par une critique de la description du déroulement du temps qui commence dans un temps localisable et aboutit dans un temps objectivable et objectivé.
Aussi la psychiatrie dans différentes variations n’a pas échappé à la description du déroulement du temps dans les formes cliniques. Deux exemples :
Jacques Schotte, au moment de systématiser sa psychiatrie pulsionnelle distinguait des modes de déroulement du temps dans les troubles psychiatriques :
le mode cyclique dans les thymopsychopathies
le mode de l’état dans les troubles sexuels,
le mode de la crise pour les troubles paroxysmaux
le mode de procès (processus) pour les troubles psychotiques
Bin Kimura a trouvé des catégories temporelles résumées dans une triade inspirée par les temps grammaticaux (passé présent futur)
Post festum en ce qui concerne la dépression et la mélancolie
Antéfestum pour la schizophrénie
Intrafestum pour l’épilepsie et la névrose obsessionnelle
Ce n’est que dans le passage à l’anthropopsychiatrie que Schotte s’est arrêté auprès de la construction du temps mise en forme par Gustave Guillaume à l’intérieur du langage, en rapport avec la pensée de Maldiney dans « Aitres du langage et demeures de la pensée » et en rapport avec la psychiatrie pour ceux qui pensent l’anthropopsychiatrie.
I- C’est dans le verbe (werk-woord en néerlandais : mot de travail) que s’exprime une action et l’action implique un temps. (Zeit-Wort, terme allemand pour verbe).
Il y a une stricte corrélation entre les différents vecteurs (contact, sexuel, paroxysme, moi), les noms du temps et les trois dimensions du verbe.
-L’aspect désigne le temps impliqué que le verbe emporte avec soi, une direction de sens qui est ici une tension de durée et qui peut être marquée par des formes verbales quasi nominales comme l’infinitif ou les participes présents ou passés car les variations n’en sont que tensionnelles :
Le toxicomane est dans la tension, il n’est pas dans l’intention
Gustave Guillaume met en rapport les directions anthropologiques comme l’élévation et la retombée, l’ascension et la chute, le haut et le bas, l’ouverture et la fermeture selon le large et l’étroit.
Ces directions de sens se déploient dans l’aïon, temps de toujours, souffle vital, principe éternel de création. Cette temporalité correspond à la sphère du contact, de l’espace maternant à l’espace de l’autour où s’entretissent les besoins pulsionnels du prendre et déprendre, de l’être enveloppé et développé.
-Le mode (optatif (je souhaite), impératif (je dois), subjonctif (je veux) ouvre une dimension pathique qui est celle du souhait, de l’ordre ou du vouloir dans lequel le sujet se trouve et se découvre car les modes expriment l’action dans la perspective d’un comportement du sujet.
Et chronos qui se réfère à « pousser » est le nom du temps qui convient à cette poussée ou à cette in-tension agissante et susceptible de mouvoir en un sens déterminé.
On n’est plus dans la tension mais dans l’intention ou dans l’orientation car l’action indique une volonté (le subjonctif par exemple : l’introduction du sujet entraine une double orientation du temps : temps ascendant vers l’avenir/que j’aime ; temps descendant vers le passé/que j’aimâsse)
-Enfin, avec le vecteur du Moi, Sch, s’ouvre la dimension temporelle du présent et le terme de « Zeit », fondé sur une racine qui signifie « déchirer, diviser » s’applique à la discrimination qui sépare en un avant et un après, un passé, un présent et un futur.
Avec la constitution du Moi s’ouvre le présent qui fonde l’unité du temps en le divisant, en le distinguant en époques.
L’émergence du présent pose la question de la chronothèse dans son rapport à la chronogenèse.
L’erreur serait de considérer le temps comme un développement croissant : d’abord le temps de toujours, puis la poussée pathique du chronos et enfin l’émergence du temps divisé, le temps grammatical (chronothèse).
Non, il y a entrecroisement (Guillaume dans son architectonie le montre par une dimension verticale et horizontale) car chaque dimension n’émerge qu’à la suivante tout autant que la suivante émerge de la présente.
De fait, tout se joue à chaque fois dans l’instant même de l’occasion-décision (Kairos) qui est position ouvrante à partir de laquelle s’articule le tout du temps.
Cette émergence absolue est le présent comme point-source autant que l’aïon lui-même.
Et cette union de l’origine des choses en tant que flux constant et de la décision, la langue l’accomplit dans son système verbal qui tend vers le présent de l’indicatif comme vers le point focal enfin réel qui actualise et fixe tout un jeu de la coupure décisionnelle, imprévisible et garantie de la finitude et tout autant point créateur et ouvert.
/……/
II- Le temps dans les troubles contactuels (la toxicomanie), dans les troubles paroxystiques (l’épilepsie) et dans les troubles du Moi (psychotiques/mélancolie)
– dans « ne pas pouvoir s’arrêter » (de boire, de prendre, d’avoir besoin), la pulsionnalité toxicomaniaque implique un certain rapport au temps. Le temps est par exemple cela même qui ne peut pas arrêter. Avoir une manie permet de ne pas voir passer le temps : à ne pas pouvoir s’arrêter de faire, on ne sent plus le temps passer. Vouloir tout, tout de suite, c’est vouloir concentrer le temps dans l’instant, en empêcher le cours, c’est vouloir rassembler les époques, ici, dans la minute.
Quand l’alcoolique affirme « je n’ai pas bu », il ne dénie pas le fait d’être ivre. La négation ne porte pas sur le fait d’avoir bu mais sur la temporalité expliquée en époques (passé/présent/futur) qu’impliquerait l’affirmation : j’ai bu, c’est à dire « j’ai bu il y a x temps, je ne bois pas maintenant, je boirai peut-être plus tard ».
Ce qui est nié dans le « je n’ai pas bu », c’est le rapport du locuteur au temps et ce qui y est affirmé c’est que « je suis toujours en train de boire ; il n’y a que cet instant, j’y suis, j’y suis toujours, à jamais » : parfait .
Et quand il demande : Pourquoi je prends du produit et pas du temps ? il questionne peut-être le temps toxicomaniaque et comment le transformer.
C’est un temps non intentionnel, sans orientation déterminée : le temps n’est pas éprouvé comme ascendant indéfiniment, le temps c’est pas éprouvé comme advenant sans cesse depuis un horizon, ni comme infiniment descendant ou comme sans cesse en partance. Il n’est pas éprouvé comme étant séparé en époques.
Le toxicomane se situe là où le temps est aïon, temps de toujours, pure tension de durée, n’admettant que des variations tensionnelles qui ont rapport aux directions anthropologiques de l’ascension et de la chute.
Il n’a pas affaire à ce qu’on appelle le temps, mais à du temps. IL n’est pas confronté au présent qualifié défini négativement par rapport à un passé et à un futur dont il constitue le moment décisif originaire en tant que « Kairos ».
Le toxicomane se trouve immergé dans ce que Minskowski appelle un « maintenant ». Le « maintenant » anéantit tout ce qui n’est pas lui. Lui seul est.
L’individu est pris là-dedans, dans l’aïon, le maintenant englouti.
« ne rien faire » au sein d’un temps tensionnel primordial.
Prendre du temps, c’est tenter un premier mouvement de dégagement hors de cette masse informe de la durée. Prendre du produit c’est au contraire, u est pris, s’y engloutir.
Dans le Szondi, la prise du produit c’est d0m+
Ne pas pouvoir arrêter de prendre c’est d0m+ ! ou m+ !!
Prendre du temps, c’est l’émergence de d- : d-m+
On prend la décision de ne plus prendre. Une décision, ça se prend et cela se tient. Les deux verbes, tenir et prendre font retentir ce qu’il y a de contactuel, de non intentionnel, de non volontariste à la base de la décision.
Pour que la décision se maintienne, il faut qu’entre en jeu la « mémoire contactuelle » : se retenir (d-). Elle est une position seconde, médiatrice du contact /moment « auto »/ témoignant d’une certaine nostalgie, d’un collage aux anciens objets.
d- s’inscrit dans le corps, elle opère une incorporation.
Avec d0m+ : on est dans la tenue, la fusion, l’instant.
Avec d-m+ : on est dans la retenue, la symbiose.
Dans une rechute, la décision de s’abstenir ne se maintient pas et on passe à nouveau du C -+ à C 0+ et le plus souvent au 0+ !
Cette rechute, relève souvent de la paroxysmalité car dans toute paroxysmalisation, il y a quelque chose de Süchtig (avoir besoin de). La tendance paroxysmale à (s’)exploser se mélange à la tendance contactuelle à prendre.
Le toxicomane ne se satisfait plus alors de l’insatisfaction perpétuelle.
Il veut « tout, tout de suite » dans l’urgence : un déchaînement, un paroxysme, une violence (faite d’abord à soi-même) d’aller jusqu’au bout, de s’annuler soi-même ainsi que l’autre dans une sorte d’absence.
Le clivage Sch OO apparaît : sous ce mode, ce clivage du Moi se retrouve aussi dans l’absence épileptique.
Tandis que dans l’épileptique, il y a une absence du Moi et une perte du contact avec le monde (m-), le toxicomane garde le contact avec son monde m+ !! (le produit et son milieu).
C’est quoi cette absence du Moi et cette perte du contact avec le monde dans l’épilepsie ? Je cite Dostoïevski dans « Les possédés » :
Il y a des instants, ils durent cinq ou six secondes, quand vous sentez soudain la présence de l’harmonie éternelle, vous l’avez atteinte. Ce n’est pas terrestre. Je ne veux pas dire que ce soit une chose céleste, mais que l’homme sous son aspect terrestre est incapable de la supporter. IL doit se transformer physiquement ou mourir.
Cette transformation est « crise ». Le sujet qui subit le pathique dans les verbes sentir, vouloir et devoir est fait de moments critiques décisifs qui sont autant de déchirures de lui-même où il est mis en demeure de disparaître ou de renaitre. La crise est un péril ou une chance. C’est dans la crise que le temps se déploie et non qu’il s’y articule.
En quoi consiste la paroxysmalité dans l’aura et la crise épileptique ?
Il y a d’abord la phase d’accumulation d’affects violents, ce que Szondi appelle la phase épileptiforme
Ensuite celle de l’attaque avec absence du Moi
Et finalement la phase dite réparatrice avec la possibilité de transformation du Moi.
Pensons aux frères Karamazov chez Dostoïevski, à st Paul ou à Œdipe chez Sophocle. Comment le temps s’y déploie et se trouve son échec.
Le temps dans son déploiement et dans sa genèse, (sa chronogenèse), se constitue dans un axe longitudinal (Gustave Guillaume) qui va du temps scalaire (le mode quasi nominal, l’infinitif) au présent de la décision, autrement dit de l’aïon au kairos.
L’aura épileptique emporte le malade d’un présent où les affects contradictoires s’accumulent sans possibilité de décision, d’un présent sans à propos à l’éternité sans date de l’aïon où se confondent le sens créateur et le sens destructeur du temps. Il est pris dans la cascade vertigineuse de toutes les possibilités qui s’élève en se précipitant.
III-Le temps dans les troubles du Moi
Zeit et le temps divisé en époques.
Je vous renvoie à une formule du dr Oury dans l’argument : c’est à partir de la boucle rétroactive de kairos sur l’aïon que le processus schizophrénique défaille. (Donc exactement l’inverse de ce qui se passe dans les processus paroxysmaux.) et à son article Les substructures du temps dans les actes de Psypropos (1993- Les logiques du temps)
La seule chose que je peux rajouter dans la marge c’est le rapport entre le vecteur du Moi et une formule très pratique dans notre travail avec l’épreuve schizophrénique, que l’advenir n’est pas le futur.
Jacques Schotte en repensant le problème du Moi dans la théorie szondienne s’inspire du Traité du désespoir de Kierkegaard pour dire que le Moi n’est pas d’emblée et d’abord personnel mais qu’il a à le devenir. La personnation, qui est beaucoup plus complexe que l’autonomisation ou individuation, implique la capacité d’instaurer un rapport réflexif à Soi.
Le Soi dont il est question a été explicité par Kierkegaard en ces termes : L’esprit est le Soi. Qu’est-ce que le Soi ? Le Soi est un rapport qui se rapporte à soi-même. (Sich selbst).
(une des formules les plus vertigineuses de la philosophie).
/…/
Celui qui s’attelle à cette tâche connaît le désespoir. Verzweiflung : un processus qui mène à la tragédie de la dualité. Dans Verzweiflung, il y a zwei, deux.
Le Soi connaît le désespoir dès lors qu’il veut exister absolument en 1ère personne, en tant que Je.
En voulant être absolument soi-même, le Soi fait l’expérience de son impossibilité car il est fondé dans un autre qui fait partie de lui.
L’existence est un processus, un saut de soi vers soi par-delà la schize. La structure du saut est antinomique et paradoxale, elle confronte le Soi en devenir à son impossibilité la plus propre au sein même de sa possibilité personnelle.
Ce désespoir, c’est la maladie à la mort, le risque ultime et suprême du Soi.
Celui qui veut devenir absolument personnel (p+!) risque de disparaître et de se trouver anéanti dans le mouvement de son obtention de soi, de s’éprouver comme impossible à l’instant précis ou s’ouvre toute la possibilité de Soi.
On voit donc que le désespoir n’est pas un affect ou un sentiment mais un état de l’être.
Le désespoir est la disposition la plus insupportable dont le schizophrène fait l’épreuve, bien avant l’angoisse, c’est le désespoir qui se trouve au cœur de l’expérience schizophrénique.
Pour lui, l’existence se retourne contre lui-même.
Exister et ne pas exister sont un seul et même destin.
Il n’est pas juste de dire qu’il n’y a plus d’avenir pour le mélancolique, le maniaque, le schizophrène.
Ce qui est vrai, c’est qu’il nous montre qu’il y a une différence entre l’avenir et le futur. Le futur est la représentation spatiale du temps où se trouve projetés, proche ou lointain, une figure du Moi et son projet en tant qu’objectif à atteindre.
L’avenir est la possibilité d’advenir à soi-même, l’avènement à soi. Ce devenir-soi est sans figure, il est pure puissance, ouverture sur l’indéterminé. Il est la direction du pouvoir être. Et Schotte dit pour l’expérience schizophrénique : il est pu.
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