Marc Ledoux est psychanalyste, membre de l’école belge de psychanalyse. Il travaille à la clinique de La Borde. Chargé de cours en psychopathologie de Louvain-la Neuve, il a accepté l’invitation de venir parler de l’anthropopsychiatrie le 29 avril 2006 à la Société psychanalytique freudienne, à Paris, dans le cadre de l’exposition de Arnaud Kalos : « arrêt sur visages ». le plasticien y présentait une série de sculptures inspirées des photographies du test de Leopold Szondi. La retranscription qui suit a été faite par Annabelle Gugnon et éditée dans la revue de psychothérapie institutionnelle Institutions n°42 qui a pour thème Jacques Schotte et revue par Laurence Fanjoux-Cohen.

L’outil Szondi ouvre le visage en inscrivant une trace de l’histoire personnelle de quelqu’un dans un trait. Chacune des 48 photos est porteuse d’une trace. Le protocole consiste en un nombre de règles qui donnent à quelqu’un la chance de se situer dans l’existence humaine.

Une première règle consiste à transformer la vision et à demander de regarder les photos, posées par séries de huit, juste le temps de voir. Il est demandé de ne pas réfléchir et au niveau suivant, d’essayer de ne pas se souvenir de ce qu’on a choisi la fois précédente.
Ne pas fixer la photo, ne pas réfléchir ni se souvenir permet que quelque chose se détache des photos et révèle un visage. Ce n’est plus la photo de quelqu’un qu’on a connu et dont on se souvient. Le visage me regarde et me touche ou, comme dit Lacan « ça me regarde ».

La deuxième règle concerne la zone touchée. Il est demandé de choisir les deux photos les plus sympathiques et les deux les plus antipathiques. La personne est ainsi invitée à se diriger vers le pathique, c’est à dire, et je cite Erwin Strauss- « l’état de vécu le plus originaire, cet état est lui-même la communication immédiatement présente, intuitive et sensible, encore pré-conceptuelle que nous avons avec les phénomènes »
La personne est amenée à tracer dans cet originaire une partition primordiale, une urteilung, une urspaltung, dans laquelle elle devient sa propre référence. Suite à cette multitude de visages qui la regarde et la perturbe, la personne devient Un avec une majuscule « Y’a de l’Un ».

Une troisième règle consiste à répéter ce travail de choix au cours de séances séparées chacune par un intervalle de temps. Chaque visage renvoie de jour en jour à un autre visage et fait de l’un le déguisement de l’autre. Ce jeu banal avec les photos engage la personne dans le grand jeu de la vie sous la forme d’un protocole de signes et de chiffres qui renvoient à l’inatteignable de la vie au sens de Hölderlin « le signe tel que nous sommes ininterprétables » ou au sens du « réel » de Lacan ou de « destinal » de Szondi. Le jeu de chiffres et de signes équivaut à ce que dit Heidegger : « es gibt Sein, das Geben seigte sich als Schiscken », c’est intraduisible, mais ça « équivaut à « se résigner à ce qui advient ». Szondi nomme l’analyse des chiffres et des signes « un travail d’analyse du destin » c’est à dire le voilement et le dévoilement des enchevêtrements secrets de la façon que l’on a d’être « résigné ».

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Comment Leopold Szondi a-t-il travaillé lui-même ce qui lui est advenu ? d’abord en traversant ce qu’il a subi. Cette traversée est de l’ordre d’une épreuve où il s’éprouve. Deuxièmement, en faisant de ces épreuves une œuvre, en y intégrant tout ce qu’il a découvert. Une épreuve se manifeste là où l’homme est homme de passage : passage d’un extrême à l’autre, de la vie à la mort, de la maladie à la santé, du jour à la nuit. Szondi a rendu possible des passages en étant lui-même lieu de passage.

Je vais essayer de vous exposer quelques passages de la traversée de Leopold Szondi et comment ils se sont révélés décisifs pour faire œuvre d’une anthropopsychiatrie, déployée ensuite par Jacques Schotte.
En guise de prélude, voici un commentaire de Henri Maldiney (tiré de son livre Regard, Parole Espace, page 209-210) sur le mot fondamental de Ludwig Binswanger « L’homme dans la psychiatrie comme projet d’une anthropopsychiatrie » : « L’homme – l’homme malade et l’homme soignant- n’est en situation dans la psychiatrie que si la psychiatrie est en situation dans l’homme. Car l’homme est le là de toutes ces régions scientifiques sans lequel elles ne sont qu’espaces inhabités, systèmes et filigranes du vide et de l’absence. Être le là où tout a « lieu » dans une situation ; un comprendre, une parole, une gestuelle, un silence mais toujours une rencontre – fut-elle interdite- cela s’appelle exister. Le psychiatre n’a d’autre intelligence que les intelligences qu’il a dans une place assiégée dont il est le contresiège… où donc il est déjà présent. Présent comme Ulysse à la folie d’Ajax dans Sophocle : « Bien qu’Ajax me haïsse, j’aperçois dans ce qui est sien, dans sa folie, quelque chose qui est de moi ».

La situation psychiatrique est le lieu et le lien et l’instant d’une coprésence en échec. Elle est un cas limite de la condition humaine que la tâche du psychiatre et de la psychiatrie elle-même est de prendre en charge à partir de ce que Ludwig Binswanger appelle « Mitmensch », l’homme de l’avec, l’homme qui existe à rencontrer : « Dasein ist Mitsein ». Ce qui exclut à la fois la sympathie condoléante ou projective et l’attitude objectivante qui met le psychiatre à l’abri de la condition humaine en convertissant l’autre en thème d’étude.
La seule forme efficace et vraie de sympathie consiste à savoir du fond de tous mes actes que c’est mon affaire à moi dont il est question dans l’homme malade. La folie est une possibilité de l’homme sans laquelle il ne serait pas ce qu’il est . Une présence dont l’essence est d’exister ce qui veut dire être sa propre possibilité. Pour réaliser son projet fondamental : penser la psychiatrie à même l’homme malade, Binswanger s’est mis, selon le mot de Kierkegaard cité par lui « à l’école de la possibilité de la plus lourde des catégories humaines ». Si lourde que l’homme y est exposé à l’angoisse de la liberté aussi bien dans le silence du créateur que dans la terreur véhémente ou prostrée d’un schizophrène ».

Voici quelques passages décisifs de Szondi pour son faire-œuvre :
-premier passage : exclu comme vivant de son identité juive, exclu de son pays (Hongrie), exclu de sa profession (médecin, chercheur, professeur), il fait le passage à l’existence à travers son analyse personnelle et sa libération du camp de Bergen-Belsen. Szondi découvre au-delà de l’identité, l’ancestral aussi bien dans les familles, les professions que dans la littérature (Dostoïevski, la Bible, Goethe et bien d’autres), la philosophie (Hegel, Schelling, Schopenhauer) et la psychiatrie (Kraepelin, Kretschmer, Bleuler, Jung, Freud, etc). Szondi intègre tout cela et se trouve une demeure à Zurich en 1944. Il y crée l’institut Szondi et retravaille ceux qu’il a dû quitter (Roheim, Imre Hermann, Franz Alexander, Ferenczi… l’école hongroise).

-deuxième passage : l’homme de l’expérimentation dans le laboratoire de psychologie expérimentale dirigé par Augsburg, élève de Wundt, est devenu lui-même directeur du laboratoire de recherche psychopathologique à l’école d’orthopédagogie. L’homme de l’expérimentation passe à l’expérience d’exister. Par l’intermédiaire de Freud et de Bleuler, Szondi fonde l’expérience dans la pulsionnalité de la vie. La pulsionnalité se manifeste dans les « quatre radicaux de l’existence », comme il dit : le contact (C) ; le sexuel (S), le paroxysmal (P), et le Ich, le Je (Sch).

-troisième passage : comment va-t-il expérimenter ces radicaux ? L’homme éprouvé par la maladie de sa fille, éprouvé par la mort de son fils Peter, qui s’est pendu la veille de sa nomination de professeur de littérature germanique à Tübingen -Peter Szondi était spécialiste de Brecht, Hölderlin et ami intime de Paul Celan.
Leopold Szondi était l’avant-dernier de treize enfants. Durant ses études il tombe amoureux d’une fille blonde. Il découvre que son frère aîné -qui est dans un certain sens d’une autre génération que lui- avait fait le même choix, et Szondi s’interroge « qu’est-ce que je répète ? ». Du coup, il choisit de ne pas se marier avec cette fille.
L’homme éprouvé par la maladie, la mort et l’amour face à la souffrance de laquelle on peut tomber malade, passe à la vie et passe au don de soi. Ce passage se fait par l’articulation du concept de destin, (Schicksal). Le destin, ce qui se dévoile et se voile dans les divers modes de choix. Choix où le sujet est choisi , mais où toutefois il peut et doit choisir sans que jamais ce choix l’exempte de sa condition de vivre et d’exister dans et par cette dialectique de sa nécessité et de sa liberté.
On choisit sa maladie, son partenaire, sa profession, tout en étant choisi.

Ce passage se fait par l’articulation, d’abord, du concept de destin. Ensuite par l’articulation du « principe du cristal » métaphore où Freud montre que la pathologie révèle la structure de l’existence humaine et inversement. Freud écrit dans le chapitre des Nouvelles Conférences à propos du démontage de la personnalité psychique « lorsque nous jetons par terre un cristal, il se brise mais pas arbitrairement. Il se casse en effet en morceaux suivants ses lignes de clivage dont la délimitation, quoique imperceptible, était au préalable déterminée par la structure du cristal. Les maladies mentales sont aussi de telles structures fêlées et « sautées ».(…) »

Ce troisième passage se fait donc par l’articulation de la notion de destin, de la notion de cristal et des notions de polarité et d’ambivalence que Szondi a trouvées chez Freud et Bleuler. Il inscrit la polarité -pulsion de mort (non) et pulsion de vie (oui)- dans le pathique, le sentir immédiat, pré-conceptuel, préobjectal, présubjectal. Autrement dit, choisir la sympathie, le oui, c’est partager l’épreuve, et l’antipathie, choisir non, c’est ne pas partager l’épreuve. Par cette inscription, Szondi ouvre la maladie humaine touchée par le pathique, dans la polarité des troubles mono et/ou bipolaires, maniaco-dépressifs.

Le coup de génie de Leopold Szondi consiste à étendre cette dynamique polaire au cœur de tout le groupe des schizophrénies de Bleuler : la catatonie, la paranoïdie, le registre sexuel et le registre paroxystique affectif.
Accompagné de ces notions : existence, choix, ancestral, sympathie, maladie, Szondi expérimente ces notions dans la lecture d’arbres généalogiques des familles et dans sa pratique clinique, psychanalytique.
On trouve un exemple paradigmatique dans un article de 1937, d’abord paru en anglais : « Analysis of marriage, contribution to fate analysis » et repris dans son livre Schicksal’s Analyse de 1944, traduit en français par Claude Van Reeth qui est aujourd’hui avec nous ici.
Je résume cet article : une jeune dame, accompagnée de son mari vient consulter Szondi pour des idées compulsives dont elle dit, à un moment donné, qu’elles sont « des idées compulsives stupides » qui la tourmentent et dont elle ne peut se débarrasser par sa propre volonté. Elle décrit ces idées compulsives terribles. A un moment, les larmes aux yeux, elle demande à Szondi « avez-vous déjà vu une personne qui se torture elle-même avec des idées aussi stupides ? » Szondi la réconforte en lui parlant d’une aimable vieille dame qui était venue le consulter au sujet d’idées compulsives tout à fait semblables et décrites dans les mêmes termes. C’est alors que le mari déclare soudain : « je connais bien le cas, docteur, car cette vieille dame, c’est ma mère ». Et en demandant de lui parler de l’histoire de leur amour et de leur mariage, Szondi apprend qu’ils étaient parents éloignés. Le père du mari et l’oncle de la femme étaient cousins. Après le récit du hasard de leur rencontre, Szondi se pose la question : « pourquoi cet homme a-t-il aimé, entre toutes, cette femme, celle qui, par la suite sera poursuivie par les mêmes Érinyes que sa propre mère ? Szondi se dit : « c’est ainsi que les recherches généalogiques ont abouti à une analyse captivante et pathétique des circonstances de la vie qui en déterminent la destinée, tel que amour, mariage, amitiés et choix de métier. C’est ainsi que je suis devenu analyste de destin. »

Son hypothèse suppose qu’il y a un rapport structural entre le choix d’amour, d’amitié, de maladie, de mort et de profession. Il travaille cette hypothèse sur la scène de ses analyses de textes. Avec Dostoïevski, il pose, par exemple, cette question : « pourquoi dans les romans de Dostoïevski retrouve-t-on des hommes épileptiques, des religieux et des hommes se trouvant des deux côtés de la loi comme des policiers, des juges (représentants de la loi) ? »
Il travaille cette hypothèse sur la scène représentative et sur l’autre scène, celle de l’inconscient.

Dans un rêve, Szondi voit la figure de son schéma pulsionnel : h s e hy k p d m
Il va travailler ce rêve en le mettant en forme dans un système suffisamment fermé pour être ouvert et suffisamment ouvert pour être fermé. A partir de ce schéma pulsionnel, il élabore son octave pulsionnelle :
-la dimension sexuelle S : h hermaphrodite s sadique
-la dimension radicale de l’existence humaine : P paroxystique avec les dimensions e épileptique et hy hystérique
-la dimension Sch, schizophrénique, le Je : k catatonique et p paranoïde
-et l’autre dimension radicale de l’existence humaine, le contact, C : avec d dépressif et m maniaque

Ce système auquel la personne s’éprouve en choisissant parmi 48 photos, qui correspondent aux huit facteurs, celle avec qui la personne partage l’épreuve (sympathique +) et celle avec qui la personne ne partage pas l’épreuve (antipathique -). Ces + et ces – sont appelés « tendances ». Ce système, délimité par sa dialectique polaire d’ouverture et de fermeture, a servi à Jacques Schotte, dans un coup de génie, à construire le champ psychiatrique comme un système autologique, c’est à dire un système dont la logique se construit à l’intérieur de lui-même et qui n’a pas besoin de s’appuyer sur d’autres sciences.
Schotte appelle ce système « anthropopsychiatrique ». Il en a élaboré une théorie.
Je vous rapporte un commentaire de Szondi lorsque Jacques Schotte est arrivé avec tout cela : « Ich ahne und dann forsche ich. (Moi j’intuitionne et après je fais de la recherche) und dann kommen die Leute mit dem Schotte und sie denken (et puis arrivent les gens de Schotte et ceux-là, ils pensent) und dass imponiert mich, denn ich kann dass nicht (et cela m’impressionne parce que je ne sais pas faire ça).

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Je me permets maintenant de vous exposer, en les commentant, quelques schémas de logique structurale et clinique de l’anthropopsychiatrie. Sur le plan d’une nosographie structurale, Szondi construit un tableau de catégories psychiatriques et pas de classes psychiatriques.

Nous savons que la nosographie des classes morbides s’inspire des systèmes classificatoires venant de la botanique, extérieure à « l’homme de la psychiatrie » et à « la psychiatrie de l’homme ».
La nosographie des catégories psychiatriques , quant à elle, correspond à une logique de pensée à priori qui révèle les formes d’existence universelle :
-pour les troubles cycliques, c’est le contact C : manie (m) et dépression (d)
-pour les troubles sexuels, c’est le sexuel S : hermaphrodite (h) et sadique (s)
-pour les troubles paroxysmaux, c’est le P : épileptique (e) et hystérique (hy)
-pour les troubles schizophréniques, Sch : catatonique (k) et paronoïdie (p)

Maintenant, sur le plan de l’anthropologie clinique, chacun des huit syndromes représente un problème humain universel et l’ensemble constitue les formes d’existence humaine :
-Forme d’existence contactuelle : maniaque et dépressive
-Forme d’existence sexuelle : bisexualité, homosexualité, sadique et masochiste
-Forme d’existence paroxysmale : épileptique et hystérique
-Forme d’existence schizophrénique et psychotique : catatonie et paranoïdie.

Sur le plan de la métapsychologie, ces questions humaines sont investies par toute une dialectique pulsionnelle. Quatre pulsions ou vecteurs : contact, sexuel, paroxysmal, schizophrénique. Chacun composé de deux besoins pulsionnels ou facteurs dont chacun se trouve dynamisé par deux tendances : oui (+) non (-).
Ces seize tendances sont les particules élémentaires de la vie pulsionnelle.

Et le coup de génie de Jacques Schotte a été de les figurer dans un système qu’il a nommé « circuit ».

Ainsi existe dans chaque vecteur, aussi bien dans le Contact que dans le P, que dans le S que dans le Sch, un facteur dont la dialectique interne est médiatisée par l’autre.

Les facteurs s hy k et d sont les facteurs qui permettent de passer de la réaction la plus primitive à la réaction la plus élaborée dans chacun des vecteurs. Schotte les appelle les facteurs de travail, les autres facteurs h e p et m étant rapportés aux facteurs de type amour en se référant à Freud qui a défini la santé selon la dialectique de l’amour et du travail.

On lit le schéma sur un mode triadique, le premier élément étant le vecteur C, qu’il appelle la base de la vie, le deuxième élément étant les deux dimensions sexuelle et paroxysmale qu’il appelle les fondements de la vie et la dernière étant la dimension Sch, qu’il appelle l’origine de la vie.
Celle lecture triadique postule une complexité croissante pour aller du contact au vecteur Sch

Cette structure nous manifeste le lieu et le rapport entre chacune des catégories pathologiques à partir de la forme d’existence la plus basale dans chaque vecteur jusqu’à la position la plus complexe.

Le temps 1 : Le contact
Qu’est-ce que le temps 1, le premier élément : m+ h+ e- p-.
La position la plus basale dans l’existence humaine au niveau du contact, du sexuel, du paroxysmal et du je, Ich.
Comme le dit Schotte : « le vecteur la pulsion de contact est le contactuel dans chaque vecteur. Donc, il y a dans le sexuel un moment contactuel, dans le paroxysmal, un moment contactuel et dans le Sch un moment contactuel. ça veut dire quoi ? les troubles contactuels sont ceux de l’humeur : manie, dépression et la psychopathie (le pathique de vivre), avec la toxicomanie qui est une épreuve de vivre. La toxicomanie comme représentant le plus important de la psychopathie. Il s’agit de la zone la plus archaïque, la zone basale. C’est le niveau primordial, appelé aussi niveau de l’anthropogénèse, dans lequel l’individu est simplement considéré comme foyer. »
Quelqu’un qui souffre de psychopathie, il faut qu’on le garde pour vivre, qu’on lui donne un toit, et qu’on lui donne à manger et qu’on lui donne un lit pour qu’il dorme et qu’on lui foute la paix pour le reste. Dans la psychopathie, l’individu n’est que le lieu ou le foyer autour duquel se nouent des sensations, des excitations, autour duquel les sensations ou les excitations font des allées et venues. Il va bien trouver son produit dans les allées et venues.
Des fissures dans cet accord primordial « accord, pour mieux traduire le mot stimmung » au ressentir immédiat avec les choses troublent l’individu dans sa tonalité basale. (tonalité peut être une autre manière de traduire stimmung)
L’homme psychopathique et en particulier le toxicomane ne peut tenir : il n’a pas de tenue, il peut tout à fait décider de ne plus boire et au moment où il le décide, il est honnête mais ça ne tient pas. Il ne peut tenir la dimension d’autrui dans son rapport à l’autre et il se trouve devant la question paradoxale, terrifiante : comment faire un lien avec l’autre alors qu’il n’en a pas encore ? Et nous qui nous occupons d’eux, projetons qu’il y a un lien.

Le temps 2, le Sexuel
Deuxième élément : d-, s-, hy+, k+

Le sexuel dans le contact : d- : non, je ne peux pas quitter d’où je viens, non je ne peux pas quitter l’objet auquel je reste attaché et que je veux garder
Le sexuel dans le paroxysmal : hy+ : la crise hystérique
Le sexuel dans la position Sch : le k+ : j’introjecte dans un flash ce qui va m’emmerder toute la vie : la différence, ce que je n’ai pas et que l’autre a. Comment faire pour intégrer que je ne l’ai pas ? comment faire pour trouver un substitut ?

Les troubles liés à ce registre sont les perversions. Les verbes aller et venir dans le Contact se transforment en avancer et reculer. Je fais des avances et quand l’autre commence à exister, je recule, je me cache pour voir s’il me voit et s’il me voit, peut-être va-t-il me regarder, et si je recule, il va continuer à me chercher.
Toute cette thématique se condense dans un substantif : la séduction. Mais il est plus dynamisant de mettre ce substantif en verbes : avancer et reculer.

Du fait de ces transformations d’aller et venir à avancer et reculer, le monde devient, -et on est dans le monde du pervers-, forme d’une existence universelle et pas simplement maladie.

On arrive dans un monde du percevoir et d’être perçu. Et l’homme pervers se présente comme une totalité objectivée qui manipule (sadisme) ou est manipulée (masochisme). La perversion incarne la dimension pratique ou instrumentale de l’existence. Le corps, qui se constitue dans la deuxième position, est exposé sur un mode orthopédique et il est offert comme objet.

Le rapport et les relations avec les autres sont soumis aux principes techniques et technocratiques qui font qu’autrui dans soi-même et dans l’autre est dénié, ou démenti et que le pervers l’ignore, il n’est jamais au courant de rien.

Le temps 3 : Le Paroxysmal
Troisième élément : d+ s+ hy- k- . La paroxysmalité dans chaque vecteur.

d+, pourquoi l’appelle t-on paroxysmal ? d+ : « pour pouvoir partir, pour pouvoir sortir de la maison où j’habite, il faut que je casse – pas nécessairement physiquement…- mais que je casse la porte et que je sorte, que je me fasse mal à moi-même et à l’autre, maman, papa, pour pouvoir aller ailleurs. Maman prépare le sac à dos mais… il ne faut surtout pas que il ou elle s’en aille avec ce sac. Et un jour, je prends le sac et je m’en vais et je claque la porte. »
ça, c’est la dimension paroxysmale dans le Contact.

s+ : au lieu de faire le séducteur déprimé, qu’on vienne me voir, qu’on vienne me consoler, je vais moi-même à la quête et je me risque. Si ça tombe mal, tant pis. Quête, conquête… ça peut aller jusqu’au sadisme aussi ;
Les troubles qui correspondent à ce niveau sont les névroses.
Dans la névrose, « le privilège humain » comme dit Freud, l’homme sait (le savoir de Lacan), mais il n’est pas conscient de ce à quoi son aller-venir et son avancer-reculer sont assujettis. Il devient sujet de la loi, c’est à dire sujet de et sujet à. Comme sujet, l’individu est capable à chaque interpellation, ou d’adhérer et d’accepter la loi, ou alors d’en sortir et de la refuser. Et dans cette dimension éthico-morale, éthico au niveau du facteur e (tu ne tueras pas) et moral au niveau hy.

Dans cette dimension éthico-morale de l’existence, la relation à l’autre et à soi-même n’est plus manipulatoire (comme dans le sexuel) mais problématisante. Problématisante sous forme de culpabilité qui me mange (hy-) et de dette, de manque et d’idéalisation. Des fissures dans cette existence problématique font que le vivre ensemble avec autrui n’est pas possible.

Le temps 4 : la dimension du Je (Ich), schizophrénie
La quatrième position, celle du Ich, du Je, la position originaire, la position psychotique comme forme d’existence et au niveau de laquelle on peut tomber malade.
C’est le vecteur ou la pulsion du Je. Il est difficile en français de parler du Sch, c’est à dire du Je, du Ich, qui n’est pas le moi.

Par exemple, la prise de position personnelle dans le vecteur Contact : m- : je m’en vais et je décide de rentrer. C’est ma décision personnelle de partir et de revenir. Je vais travailler, je sors et je reviens
Pour aimer… ce qui est important, c’est cette décision personnelle, h-, décision personnelle, personnifiante. Il y a quelque chose dans quoi je me retrouve personnellement et qui me fait plaisir. J’aime bien lire un livre, je m’y retrouve avec du plaisir : h-
e+ : je me donne dans n’importe quel scénario pour le don de soi à quelque chose, à une œuvre qui rend la société un peu plus juste. C’est Ignace de Loyola, l’homme paroxysmal qui se transforme en celui qui constitue un ordre religieux pour, dans une décision personnelle, spiritualiser le monde. On est d’accord ou pas, ce n’est pas la question !

Les troubles que l’on trouve dans la quatrième position sont les psychoses. Plus particulièrement les schizophrénies catatoniques : se fermer, s’immobiliser, et les schizophrénies paranoïdes : s’ouvrir et être déposé à l’autre.

Dans la psychose, l’homme arrive à un repentir impuissant, il questionne son être accordé, son Contact. Il questionne ses pratiques, ses fautes, sa culpabilité, ses idéaux et ses failles, en dialogue avec soi-même et les autres.

Jacques Schotte insiste beaucoup , lorsqu’il parle du vecteur Sch, sur la dimension de dialogue et la position personnelle dans la langue. En dialogue avec soi-même et les autres, apparaît alors la question « qui suis-je ? » pour soi-même et pour les autres. En se heurtant à l’impossibilité de cette question, on tombe malade. L’autrui en soi-même et dans l’autre se casse en bribes et en morceaux : l’homme psychotique dissocie l’être ensemble.

Disparité, fonction et dynamique de l’individu
On parcourt l’existence humaine comme un devenir à partir de l’indivision de l’indivisible. Et on le divise à travers des crises constituantes.

Quel est le statut de l’individu dans le Contact ? Il est foyer (donne-lui un toit, un repos et de la nourriture, porte le). Les fonctions par lesquelles il vit sont des fonctions de sensations et d’excitations. La dynamique et le mouvement dans lesquels il vit et par lesquels il vit sont des allées et venues (aller-venir/ la structure de cette catégorie et de cette forme d’existence est cyclique. En terme de catégorie psychiatrique, la maladie de cette forme d’existence humaine universelle est la psychopathie.

Dans la deuxième position, la position sexuelle, le statut de l’individu est objet. Objet à et objet de. Manipuler et être manipulé. La fonction de l’individu à ce niveau-là est la perception. Les verbes sont avancer et reculer. La catégorie psychiatrique est la perversion. La structure est état. Les troubles sexuels sont les troubles d’un état.

Dans la troisième dimension, le P, paroxysmal-affectif. Le statut de l’individu est qu’il devient sujet. Sujet à et sujet de la loi. La fonction dans laquelle il fonctionne pour être sujet, c’est la mémoire, la transmission de la loi : remember you. Ça se transmet, ça s’inscrit. Les verbes sont entrer et sortir. Il y a quelque chose qu’on pose là : une porte par exemple. On peut utiliser la métaphore de la porte pour marquer cette transformation de avancer-reculer (où il n’y a pas de porte), à la loi : tu n’entres pas, tu sors, et tu frappes à la porte. Tu vas devenir grand dans la solitude, dans la « capacity to be alone » mais je ne t’abandonne pas. La catégorie psychiatrique c’est la névrose et la structure de l’être humain à ce niveau-là, c’est la crise. Donc dans le vecteur P, on est directement confronté à la crise : la crise épileptique, la crise hystérique comme paradigmes de cette forme d’existence.

La quatrième position dans le devenir humain : c’est le Sch
Le statut de l’individu à ce niveau-là est la personne. J’aimerais vous conseiller la lecture de ce recueil extraordinaire « die Niemandsrose » « La rose de personne » de Paul Celan.
La fonction, c’est l’imagination. L’imagination, pas l’imaginaire. Je dois dire que j’en ai marre de l’imaginaire : c’est nécessaire mais c’est nocif : ça a même étouffé des dimensions de l’imagination. Les verbes dans cette quatrième positon, c’est ouvrir et fermer. Être suffisamment ouvert pour pouvoir être fermé, être suffisamment fermé pour pouvoir être ouvert. La structure c’est le processus.

Ainsi du cyclique, à l’état en passant par la crise on arrive au processus.

Pour finir, même si je ne sais pas comment finir… je remercie Arnaud Kalos d’avoir fait œuvre à partir de l’épreuve d’exister en créant un ouvert qui rend possible un visage, un visage chaque fois singulier qui a traversé le feu et qui tient debout à travers. Avec ce terme de Heidegger : durchstehen : tenir à travers.
Envelopper, entourer… dans cet ouvert d’où émerge le visage, je me pose cette question avec d’autres : « comment se fait-il que l’outil anthropopsychiatrique tienne debout mais ne traverse pas ? Pourquoi ?
Peut-être parce qu’il nous interpelle à nous exposer aux dimensions les plus basales, les plus simples, les plus fragiles et précaires qui risquent toujours d’être détruites, qui ne rendent aucun bénéfice, qui n’ont rien pour se gonfler.

Je cite Maurice Blanchot dans l’Espace littéraire : Qui n’appartient pas à l’œuvre comme origine, qui n’appartient pas à ce temps autre où l’œuvre est en souci de son essence , ne fera jamais œuvre. Mais qui appartient à ce temps autre appartient aussi à la profondeur vide du désœuvrement ».

Arnaud Kalos appartient à ce temps autre. La psychiatrie n’y appartient pas, elle ne fait pas œuvre mais elle fait des ouvrages. Faire ouvrage au lieu de faire œuvre, c’est être victime de l’imaginaire ; l’anthropopsychiatrie nous interpelle d’être en souci de sa propre essence dans sa dimension basale la plus fragile et la plus précaire. D’être en souci de sa propre essence, c’est à dire de prendre soin.
Le terme grec thérapie signifie prendre soin de. Cette signification prend sens au niveau le plus primordial de l’existence, c’est à dire au niveau pathique. Là où le ressenti immédiat avec les choses fait apparaître aussi bien l’homme que le monde. Heidegger situe ce lien étroit entre l’homme et le monde dans une des formes existentielles de l’Être-là, c’est à dire le souci. Et on rejoint Blanchot : « le monde est inclus dans la vie par l’homme qui est soucieux, qui prend soin de … »

Dans son travail avec les enfants autistes, Pierre Delion nomme « fonction phorique » la forme d’existence soucieuse de l’homme. Il ne l’a pas inventée, cela vient du Roi des Aulnes de Michel Tournier. Delion veut dire qu’il faut porter l’enfant autiste pour pouvoir accéder au niveau primordial, basal, contactuel dans le C,S,P Sch, au niveau primordial dans lequel il est touché. On a fait ouvrage de ça, de nombreux ouvrages, même. Mais faire œuvre avec ça, vas-y !

Schotte a élargi la fonction phorique à l’espace phorique. Pourquoi passer de la fonction à l’espace ? parce que la catégorie de l’espace est structurante pour l’homme. Le rapport espace-temps se forme dans le style de l’homme et ce style articule le comment de l’homme dans le monde. Mais aussi parce que Schotte cherche un espace dont la capacité permette de prendre soin des personnes touchées à ce niveau primordial.
Dans « Esquisse phénoménologique de la rencontre », il dit : « Cet espace que l’homme essaie de créer possède une certaine capacité à porter, à tenir, à contenir. Il faut donc créer un espace qui soit un support. On dénigre la psychothérapie de support, mais la dimension du support est la base même de toute psychothérapie même si, à des niveaux plus complexes comme dans une analyse, on se meut dans d’autres sphères. Sans support de base, les autres sphères ne seront pas travaillables. La base est ce sur quoi on s’appuie pour faire autre chose. C’est par cette sphère de base qu’il faut commencer si l’on veut rencontrer un psychotique. A partir de ce principe, la question se pose de comment cette dimension de base peut être transformée et transférée aux dimensions plus complexes.
La psychanalyse a précisément retenu ce terme transférer comme l’un de ses outils fondamentaux pour passer de la base à travers le fondement à l’origine et de l’origine, à découvrir à chaque fois la base de ses origines ».

Dans le premier numéro de la revue Psychothérapies institutionnelles Schotte commence par aborder le concept de transfert, à mi-chemin entre l’approche de Freud et celle des autres domaines scientifiques où la notion de transfert existait déjà. Par exemple, en économie, on parlait bien avant Freud, de transfert de capitaux.

Freud situe le transfert sur trois niveaux :

-premièrement, dans chaque entretien, à chaque fois, au niveau du Contact, dans la prise du contact pour laquelle, bien sûr, on a construit des contraphobies dans des rituels comme celui de se serrer la main par exemple.

-deuxièmement, au niveau de la relation entre les hommes et en particulier entre le thérapeute et le malade, et au niveau de la personnalisation de la relation.

-troisièmement, notre travail est de différencier et de penser le rapport, ça c’est notre œuvre, là où nous sommes confrontés avec celui ou celle qui est touché.
A partir de ces différents niveaux, Freud approfondit les éléments, la dynamique et le champ d’application du transfert. Schotte décrit comment cette triade s’est développée après Freud, dans de nouvelles directions en fonction du choix pour telle ou telle dimension de la triade. Ainsi certains auteurs accentuent des éléments du transfert plutôt comme contre-transfert ou transfert négatif, transfert massif. D’autres insistent davantage sur la dynamique du transfert, dans son rapport à la demande : « il a une demande ? », à la place de l’inconscient ou aux mécanismes de défense. Enfin, il y a ceux qui, dans la pratique clinique, font d’abord la distinction entre plusieurs formes de transfert : névrose de transfert, transfert psychotique, transfert dissocié et qui, ensuite, posent la question de la possibilité d’un transfert.

Toujours à partir du transfert basal de support, de contactuel il se positionne même contre la constitution de classes. On arrive à nouveau à des classes de transfert séparées. Dans la pratique de la fonction soignante : prendre soin de … on s’aperçoit que les différents niveaux ainsi que les éléments distingués forment un ensemble applicable aux différentes pathologies :

Relation et personnalisation de la relation par les différentes catégories psychopathologiques.
Marc Ledoux Qu’est ce que je fous là (Editions Literate 2005, p98)

Dans la psychopathie, il faut porter au niveau de l’espace, au niveau du temps, mettre en mouvement : le rythme : « il a rendez-vous avec moi, il est encore dans son lit ou il traine dans les rues ou les caves. Et je l’attends ? non ! on a à aller le chercher, aller vers, sinon il crève ou il continue ses magouilles. Un point d’arrêt : le rythme. Mettre en mouvement. Porter, c’est basal. C’est la première position.

Dans la perversion, c’est le verbe supporter au niveau de l’espace et délimiter au niveau du temps. Mais, c’est surtout supporter. On n’y peut rien. Plus on essaie de faire quelque chose pour que ça change, plus le pervers jouit. Ça fait plus de jouir…

Au niveau de la névrose, transélaborer et prendre le temps. c’est d’une complexité énorme en rapport avec la première positon quand le toxicomane dit « mais je n’ai pas de difficulté pour prendre mon produit mais je ne peux prendre le temps. Je veux tout, tout de suite. Je ne peux pas attendre que le magasin ouvre, je ne peux attendre. Je ne comprends pas, je ne peux pas prendre le temps ».

Et dans la psychose, accompagner au niveau de l’espace et attendre comme dit Blanchot « hors d’attente ».