Séminaire de Marc Ledoux - Elne - mars 2014

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Je vais  faire ce soir une traversée sur la mélancolie. Ce sera impossible d’arriver à la manière de Maldiney… à qui j’aimerais faire un hommage. Il vient de mourir. 102 ans. Mais ce sera trop compliqué je crois pour traverser et arriver à la manière dont Maldiney a essayé d’approcher au plus proche la mélancolie, surtout à travers Binswanger. Je ne sais pas si on aura le temps… on verra…

On peut dire que la mélancolie c’est en même temps la folie au sens psychiatrique du terme et l’expression de l’âme humaine dans son noyau le plus profond. C’est un mot, c’est une notion qui rend possible, c’est rare, entre la pensée actuelle et la tradition antique à partir de la question universelle : d’où vient la folie, d’où vient le chagrin profond, la fureur, le suicide et où cela nous amène. En opposition avec ceux qui invoquaient une raison surnaturelle ou une punition divine, la pensée médicale donnait la priorité dès l’antiquité à une cause naturelle. Toute la théorie de la bile noire. Je ne sais pas si je dois m’arrêter là, parce que cela demande beaucoup d’explications autour de Platon… toute cette tradition, mais j’y reviendrai pour dire tout ce qui m’a le plus passionné là-dedans.

Donc la théorie de la bile noire est le noyau d’une approche passionnelle de la mélancolie qui s’est transformée plus tard dans une approche nerveuse. Le noir, l’oppressif et la lourdeur restent présents comme un continuum aussi bien dans la clinique que dans la littérature. Et donc, c’est à partir de là que je dois être honnête, c’est un cours que j’ai préparé pour Louvain, que je continue à préparer, à partir de cet axe là avec en première partie, l’antiquité, Platon et la doctrine de la manie, Aristote et la doctrine qui est un peu connue de la génialité et…

LFC : génial ?

M : oui, génial, l’homme et le génie. C’est déjà plus connu ça, ce rapport dans la mélancolie. C’est un petit texte de ce grand livre d’Aristote. Il y a Jacky Pigeaud qui a fait une traduction et un bon commentaire dans ce petit livre : « l’homme de génie et la mélancolie ».

Si ce soir on s’arrête là-dessus, on va faire une heure, j’ai pensé, allez lis Jacky Pigeaud et c’est bon, pour ensuite faire celui-là, ce gros livre. Mais si vous voulez, on peut faire Aristote…

En 1621, à la fin de la renaissance, il y a ce livre en deux tomes, le livre de la vie, le livre de l’univers : L’anatomie de la mélancolie de Robert Burton. Là, je vais m’arrêter un peu quand même.

Et dans une première partie, je voulais commenter aussi un dialogue avec le livre de Gladys Swaine « Dialogue avec l’insensé », un article magnifique qu’elle a écrit sur « Permanence et transformation de la mélancolie. »

Dans la deuxième partie, je vais aborder ce qu’est la pensée psychiatrique autour de la mélancolie, avec deux méthodologies : la méthodologie sémiologique avec Kraepelin et la méthodologie typologique, le classique de Tellenbach La mélancolie. Dans mon cours, je continue tout de suite avec une rencontre entre la psychanalyse et la phénoménologie, et puis aussi Binswanger et son livre difficile Mélancolie et manie. Et surtout Binswanger relu par Maldiney. Je ne sais pas où on arrivera tout à l’heure. Demain, certainement, quand on fera les profils, si vous êtes d’accord, j’aborderai la mélancolie selon Szondi.

Alors, je vais vite, je laisse tomber Platon et Aristote, et je viens là, il faut essayer de suivre. Je lis l’introduction de Starobinski, vous connaissez, c’est bien ça, ça fait un an qu’il est là, et c’est un recueil des articles, d’abord sur sa thèse qu’il a fait sur le traitement de la mélancolie et puis après, quand il est devenu critique littéraire et qu’il n’était plus psychiatre, et qu’il a beaucoup écrit sur Burton, et puis aussi sur Baudelaire, Joyce. Qu’est ce que dit Starobinski sur Anatomie de la mélancolie ? Simplement. Pour l’introduire : La publication de Anatomie de la mélancolie, en Angleterre, en 1628,-fin de la renaissance-, à Oxford marque un des grands moments du parcours de la mélancolie. C’est une synthèse géniale qui rassemble tout ce qui a été dit de notable sur la mélancolie en y joignant le rappel des innombrables histoires cliniques, légendaires ou poétiques que cette maladie de l’âme marqua de son ombre et nous offre la somme complète du sujet. … le livre de Burton fut un succès de librairie… c’est l’un des grands textes de la littérature anglaise. Elle se présente comme le livre d’un lecteur –ah ! livre d’un lecteur, pas livre d’un auteur, ça commence-, qui a ouvert une infinité de livres pour composer le sien puis pour le dilater et le compléter. –Il fait partie de la même tradition que Montaigne par exemple.- Ce livre où se déposent tant de mémoires littéraires fut aussi un livre sur ce trésor de langage pour les écrivains –anglais surtout– et surtout un répertoire d’exemples, où dans ce domaine, l’exemple est contagieux. On le sent présent toutes les fois au XVIIIème siècle où il est question de l’English maladie. Keats –superbe- l’a fréquenté et on en a la preuve dans les annotations d’un exemplaire que Keats possédait. L’ode sur la mélancolie de John Keates ! C’est un poème qu’il faut lire ! Superbe.

Le traité de Burton appartient à une époque où la langue de la médecine n’était encore qu’une ramification descriptive et spéculative de la physique laquelle se rattachait à la philosophie.

 

Voilà. C’est qui Burton ? Un étudiant, un assistant qui vivait à Oxford. Il a passé toute sa vie dans le collège d’Oxford, il n’en est jamais sorti, il était bibliothécaire et il s’appelle lui même un étudiant éternel qui lit, fait des recherches, qui écrit et qui vit une vie très solitaire. Il le dit « je mène une vie d’étudiant comme Démocrite vivait seul dans son jardin ». Donc, Burton va écrire ce livre sous le pseudonyme de Démocrite.

C’est qui Démocrite ? Il y a Démocrite le vieux et Démocrite le jeune. Et Burton écrit sous le pseudo de Démocrite le jeune. Démocrite s’est établi dans la solitude, à l’écart de la ville d’Abdère. Il rit indifféremment de tout. Il y a un grand passage dans la deuxième partie du livre, c’est peut-être le point de rencontre entre la tradition antique et la pensée actuelle : est-ce qu’on rit d’un malade ou est-ce qu’on pleure avec sa souffrance? Les grands fous… est-ce qu’ils nous font rire ou pleurer ? C’était déjà la grande question chez Démocrite. Il rit indifféremment de tout. Ses compatriotes le tiennent pour fou et souhaitant ramener à la raison leur grand homme, ils appellent au secours Hippocrate. Telle est la fiction qui se développe au long les lettres qui nous ont été transmises par le corpus hippocratique. Avant de partir pour Abdère, Hippocrate exprime son opinion sur les deux symptômes qui lui ont été signalés par les citoyens de la ville d’Abdère. Assurément, rire indifféremment de tout sans respecter de distinction entre les biens et les mots, c’est folie. Hippocrate compte le faire savoir à Démocrite en lui disant franchement « tu souffres de mélancolie ». Mais, ajoute Hippocrate, la solitude est un symptôme ambigu. Il faut savoir faire la différence entre la solitude du contemplatif et celle de l’homme que tourmente la bile noire. Les Abdéritains,- les habitants d’Abdère- n’en sont pas capables. L’apparence extérieure est la même, les fous et les contemplatifs se détournent des hommes regardant l’aspect de leurs semblables comme l’aspect d’êtres étrangers. D’avance Hippocrate s’attend à trouver en Démocrite un homme emporté vers une région supérieure par le fait d’une excessive vigueur de l’âme. Hippocrate est résolu à venir examiner le prétendu malade en personne. Il n’accepte aucune rémunération. Il n’a le désir que de regarder, d’écouter celui qu’on croit malade et ainsi d’en arriver au savoir, à la prognosis qui légitimera la décision touchant un éventuel traitement, c’est à dire l’administration d’hellébore (de plantes). L’entrevue d’Hippocrate et de Démocrite dans une lettre fameuse connue sous le nom de « lettre à Damagète… Hippocrate venu pour observer,  découvre dans une solitude ombragée un homme studieux qui lit, qui médite, qui observe les entrailles d’animaux entièrement ouverts. Démocrite lui fait savoir qu’il dissèque les animaux pour découvrir le siège de la bile et pour mieux comprendre les causes de la folie. La solitude de Démocrite est donc parfaitement justifiée. Ce n’est pas celle de l’homme que tourmente une humeur corrompue, mais celle du sage qui cherche les causes cachées et qui a entreprit de reconnaître de ses propres yeux la nature et la situation de la bile. Il domine ainsi de toute la hauteur d’une connaissance précise et objective ceux qui ont mis en doute la santé de son esprit. Il sait que la santé et la maladie sont affaires de justes proportions humorales. Etc. etc. etc.

Ce qui est très important, et en particulier parce qu’on est à la fin de la renaissance, c’est la construction et la structure de l’œuvre. Ça commence avec le frontispice, comme il appelle ça à l’époque. C’est énorme ! Tout, cette énorme œuvre est résumée dans la page de couverture, le frontispice.

Là, voyez ce petit signe ! L’emblème de Saturne ! Vous avez regardé Mélancolie de Lars Von Trier ? Le livre est écrit sous le signe de Saturne. Qui était Saturne pour Burton ? C’était la dernière des planètes, un dieu rejeté, qui pourtant avait gouverné le siècle d’or. Il est, dit Gérard de Nerval, le soleil de la mélancolie. C’est quelqu’un qui possédait une vision immédiate du monde supérieur, et qui s’est glissé dans une pensée mathématico-géométrique jusqu’au désespoir. Il a essayé de penser sur un mode mathématico-géométrique cette vision immédiate du monde supérieur. Et comme il a du constater que ce n’était pas possible, il s’est glissé dans le désespoir, Saturne. Et là, il vit avec les exclus, les errants dans la sécheresse et dans le froid.

En haut, … Au milieu, Démocrite le vieux qui lit un livre sous un arbre. En bas, au milieu, c’est Démocrite le Jeune, le pseudonyme de Burton, l’auteur. L’ainé est entouré par des animaux, signe de jalousie et de solitude. A gauche, l’amoureux et les superstitieux, à droite, l’hypochondriaque et le maniaque et en dessous les plantes qui guérissent.

Dans la structure même, le titre : Anatomie de la mélancolie. Il va faire allusion à l’étymologie du mot anatomie, c’est à dire mettre à nu, en pleine lumière. La folie de l’homme raisonnable est anatomisée par le clin d’œil d’un fou. C’est presque son leitmotiv à Burton, son fil conducteur.

Donc on a le frontispice et puis la dédicace à son maitre Berkeley. Troisième chose, il y a un poème en latin adressé à son livre, puisque lui, Burton, il est le lecteur du livre. C’est très actuel ! Foucault n’a rien inventé en disant qu’il n’y a pas d’auteur de livre. On écrit que ce qu’on a lu. Donc il est lecteur. Burton, dans toute sa génialité, va remercier, dans un poème, son livre. Ensuite, on a un résumé de la mélancolie dans une forme de dialogue. Et ensuite, on a ce qui est devenu célèbre, et je vais un peu insister là dessus : une préface satirique. A partir de la page 165 jusqu’à loin, 442. Une préface satirique.

Après, on a un avertissement au lecteur, et surtout au lecteur qui utilise mal son temps, qui s’ennuie, qui ne fait rien, qui est feignant. Au lecteur feignant ! Salaud ! Pendant tout le livre, il n’arrête pas de s’en prendre aux feignants. Des gens qui disent « je ne sais pas quoi faire aujourd’hui… je vais lire un livre ». Il leur en veut. Comme si c’était un divertissement de lire un livre…

Public : une occupation

ML : alors, là ! Il leur en veut… à mort ! Il faut étudier un livre ! N’importe lequel ! Même une bande dessinée. Tout le temps que ce monsieur a passé à écrire pour pouvoir tout condenser dans un livre, et nous on va s’amuser un peu, comme si c’était… donc, vraiment un avertissement au lecteur.

Et ensuite il va écrire un poème satirique, cynique, en dix strophes, superbe :

En alternance, pleurer et rire, Héraclite c’est celui qui pleure et Démocrite c’est celui qui rit.

Pleure donc Héraclite tes pleurs conviennent au temps

Tu ne vois que le laid, tu ne vois que le triste

Et toi Démocrite, tu peux rire, tu en as le droit

Tu ne vois que vanité tu ne vois que folie

L’un comme l’autre dans les pleurs ou le rire

Exprime l’effort exprime la douleur

Il nous faut à présent hélas ce monde est insensé

Mille Héraclite mille Démocrite

Il faut aussi si grande est la folie

Envoyer tout le monde

à …

Et enfin, on a le texte lui-même.

Première et deuxième parties du texte : c’est une synthèse géniale autour de la mélancolie. D’abord les grandes théories physiques dans lesquelles sont pensés ensemble l’âme et le corps, puis la définition de la mélancolie et leur variation dans leur place dans l’ensemble des maladies, c’et une classification nosologique avant la lettre, puis troisième grand chapitre, c’est l’hygiène. C’est très actuel. Quand on lit ça, c’est comme quand on se trouve dans un supermarché avec une vendeuse et qui nous donne des outils sur la diététique. C’est superbe. Comment arriver à avoir un équilibre alimentaire ? Il appelle ça « l’accent sur le diététique ». Quel est le sens de faire du sport ? Quel est le rapport entre veiller et dormir…

Après, on a les moyens thérapeutiques. On peut s’imaginer sur quoi il va mettre l’accent celui-là. Sur le travail ! Un moyen contre la paresse et ne rien faire. C’est vraiment sa bête noire à Burton, ne rien faire… s’il avait lu l’éloge de la paresse, je pense que cela l’aurait rendu complètement fou…

Et la dernière partie, superbe, c’est la mélancolie de l’amour, c’est un livre en soi, la mélancolie religieuse, très beau, puis le rapport entre le suicide et le désespoir.

Donc, vous avez le choix.

Je commente un tout petit peu pour vous montrer comment il travaille, la préface satirique. Si ça vous intéresse. On a pas tout le temps l’occasion d’entendre parler ou de lire l’anatomie de la mélancolie. J’ai un copain qui m’a dit qu’à Londres, il y a une pièce de théâtre qui a été montée à partir de l’anatomie de la mélancolie. Il est allé voir sur internet : deux heures et demie superbes avec des gens qui déclament des extraits du livre et en particulier la préface satirique.

Qu’est ce que c’est pour lui une satire ? C’est une forme littéraire qui consiste en des vers et de la prose pour faire une critique de tout. Tout ce qui concerne les saloperies qu’on fait dans la vie et sur des situations ridicules. Et cette critique est moralisante. Et Burton prend le mélancolique comme porte-parole de la satire. C’est quand même extraordinaire. C’est la tonalité du mélancolique qui est le porte-parole, celui qui peut tout critiquer sur un mode moralisant, masqué par sa bile noire qui expulse toute la saleté, qui n’épargne personne et qui n’a pas honte.

Fin renaissance dans une préface. Quand j’ai vu ça, j’ai pensé « on n’a rien ajouté ». On a fait une théorie, on a mis ça dans un cadre, il y a des psychanalystes qui se fatiguent en cherchant comment ça se fait que le mélancolique n’a pas de honte, et Burton, je le vois dans sa chambre à Oxford, sous une forme théâtrale, il nous amène tout ça. C’est ça que j’ai trouvé passionnant. Ce coco. Incarné par Démocrite le jeune. Celui qui a été exclu. Il s’est isolé à Abdère et Hippocrate, après l’avoir observé, va dire aux citoyens d’Abdère : « vous me demandez qui est fou ? C’est vous et pas Démocrite. » C’est très actuel quand même. Ce sont qui les fous ? Ceux qui les soignent ou ceux qui sont fous, soi-disant ? La plupart du temps, ce sont ceux qui les soignent qui sont fous. Mais il faut avoir la force de la satire pour oser le dire. Et si on le dit maintenant, on pense que celui qui le dit est fou donc on ne l’écoute pas. Ou c’est peut-être le truc pour aller dans un congrès de psychiatrie institutionnelle pour dire que les malades sont bons et ce sont les soignants qui sont fous, ça va bien…

Quelle est la construction de sa préface satirique ? D’abord c’est la lettre qui contient l’entrevue entre Hippocrate et Démocrite. Et puis une utopie qu’il va fabriquer. Comment rendre une société vivable dans laquelle on a nettoyé toutes les saloperies, toutes les piques, toutes les situations ridicules. Il va donc reprendre cette lettre.

Ce qui est le plus important si vous avez envie de le lire, vous pouvez prendre n’importe quelle entrée, c’est que Burton se présente comme un acteur qui joue sur une scène. Il fait du théâtre. Il y a tout un développement sur le théâtre. La maladie et le théâtre. C’est un acteur avec un masque qui va se laisser démasquer. Qu’est ce que fait le malade quand il va voir quelqu’un ? Est-il prêt à se laisser démasquer ? Quand je me démasque, je peux me défendre aussi. Je peux me masquer, je peux jouer un rôle. C’est ça, dit-il, la vie : s’adresser à, par la possibilité de se faire démasquer, et nu devant les autres, seul, se doubler. Je donne un exemple :

Déjà quand il écrit sous le pseudonyme de Démocrite le jeune, autant de bonnes raisons pour s’envelopper et se cacher comme d’autres l’ont fait avant lui sous le nom de Démocrite. Pour le vieux Démocrite et son cadet, un seul souci, regarder, écouter, comprendre, s’adonner à la vie théorique et un seul projet, parler de la folie et de ses causes dans un grand livre. Or le livre de la folie du vieux Démocrite a été perdu. Quelle perte pour le monde ! Ce livre perdu, sans prétendre l’égaler, on peut rêver de le remplacer. Et Burton se porte volontaire. Au passage, ce masque a glissé. Un prénom, Robert, nous est livré comme le sujet du savoir. Croyez en Robert qui en a fait l’expérience.  Donc il se dédouble, et il se parle à lui-même. Déjà on avait la structure de l’auteur et du lecteur, et là aussi Croyez en Robert qui en a fait l’expérience. Plus loin quand il empruntera une ligne d’un ouvrage de son frère ainé, une note nous apprendra que celui-ci s’appelle William Burton et désormais nous savons tout. L’auteur tient son masque à la main. Il évoquera plus loin son lieu natal etc. etc. etc.

Burton n’hésite pas. Il décrit Démocrite comme un petit vieillard soucieux très mélancolique de nature, fuyant la société dans ses vieux jours et très adonné à la solitude. Après avoir développé le portrait légendaire du philosophe d’Abdère, Burton trace le sien. Assurément, il n’est pas la réplique exacte de celui dont il usurpe le nom ; il n’a pas voyagé, il n’excelle pas dans les mathématiques et les sciences naturelles, il n’a pas été invité à donner les lois dans une cité. En sa qualité de fellow du collège d’Oxford, il a simplement lu beaucoup de livres sans grande méthode. Mais les similitudes l’emportent et l’autoportrait construit à coup de citations rejoint l’original antique construit lui aussi de citations juxtaposées. Même gout de la solitude, même caractère mélancolique, Saturne fut le maître de ma naissance, même rire sur toutes choses, je ris de tout, même genre de vie privée, même célibat de vieil étudiant. Je mène toujours la vie d’un vieil étudiant, comme on disait au début, dans son collège, comme Démocrite en son jardin, etc. etc.

Et à la fin, dans la préface satirique, il donne déjà quelque chose sur la mélancolie :

Burton nous apprend que la mélancolie est déjà à elle seule un masque suffisant pour dire son fait au monde. Nul besoin de déposer la défroque du clown, nul besoin d’agiter une marotte et un grelot, Burton pourtant éprouve le besoin de se cacher derrière un pseudonyme. Il dissimule sa mélancolie personnelle sous une mélancolie légendaire et superlative. Il veut être fidèle à l’archétype d’une tristesse exaltée jusqu’au rire et installé dans la plus vigoureuse contradiction. Le philosophe d’Abdère est accusé de folie par ses concitoyens mais Hippocrate salue en lui une sagesse souveraine. Pour dénoncer les maléfices de l’apparence, quel homme aura plus de titres que celui dont l’apparence fut si mal interprétée. Tenu pour délirant, victime exemplaire de l’opinion des hommes, il a le droit d’inverser l’accusation et de proclamer que le monde est fou. Derrière cette apparence de folie que les hommes lui imputent et ce n’est qu’un masque, Démocrite peut rire sous cape, il peut rire aux éclats. Il méprise le monde et sa petite sagesse. Il veut bien être fou et s’ils appellent les médecins pour le guérir, il se met d’accord avec eux pour les juger incurablement stupides.

 

Là, c’est Starobinski : Tel est le personnage que Burton veut jouer sur le théâtre du monde. C’est un guide, un exemple, un modèle. N’oublions pas que dès la première phase du texte, nous avons devant nous une figure d’emprunt, et je cite : « Estimable lecteur, je présume que tu seras fort curieux de savoir quel est ce personnage burlesque ou cet acteur masqué qui s’avance si insolemment sur le commun théâtre à la face de l’univers en se revêtant du nom d’un autre homme ». Celui qui s’adresse à nous parle d’une voix contrefaite. C’est peut-être qu’il n’a peut-être pas de voix ni de ton qui lui soit propre. Sa propre vie, il la voit à distance comme une partie du spectacle universel. La conscience réflexive est merveilleusement neutre et détachée. Pour s’exprimer, il faut qu’elle fabule son image même. N’être rien ou jouer ce qu’on est. Burton . 1621. Or l’image légendaire du mélancolique est un costume seyant pour affirmer la pure  négation qui est l’acte fondamental de la conscience. Le vêtement noir dit le deuil et la séparation, le chapeau à larges bords abattu sur le visage interpose une paupière supplémentaire entre le regard et le monde. Le mimétisme à l’égard d’une attitude et d’un type humain préexistant va de pair avec l’insuffisance intérieure. Le mélancolique n’a pas assez de vigueur pour se passer des secours d’une forme établie d’avance. Depuis … , l’idée d’un lien très étroit unissant la mélancolie et le génie et les vertus contemplatives s’est généralisée. Il n’est presque point de grands personnages à la fin du XVIème siècle qui ne revendiquent délibérément ce tempérament comme un privilège et qui ne le signalent que par quelque trait de grimage ou de vêtement. Indice de supériorité intellectuelle, la noire livrée du mélancolique devient l’apanage du diseur de vérité et du démasqueur masqué. Méphistophélès, le mélancolique du romantisme. Il peut reprendre au magasin des accessoires le justaucorps d’Hamlet. Mais à peu de détails près, c’est le costume du clergyman en Angleterre.

Et voilà. Et ça continue. Mais j’arrête avec l’Anatomie de la mélancolie. J’espère que ça vous donne envie. Ça coûte 60 euros, les deux !

JA : c’est l’édition Corti ?

ML : oui, oui.

Après je fais, on arrive bientôt dans … il y a cet article de Gladys Swayne « Permanence et transformation dans la mélancolie ». Qu’est ce qu’elle fait ? Elle fait une lecture transversale de la mélancolie en mettant l’accent sur les ruptures significatives dans la construction de la notion de la mélancolie à travers l’histoire.

Il y a 4 ruptures pour elle. D’abord, il y a la rupture avec la théorie humorale d’Hippocrate. On exclut la théorie de la bile noire pour mettre à sa place le nouveau statut de l’homme qui pense et dès que l’homme pense, dit-elle, il y a l’idée d’un mal de la raison. L’homme, comme sujet, doué avec une autonomie propre pour pouvoir se poser vis-à-vis du monde ce statut épistémologique a tout de suite des conséquences autour de l’idée de la folie. Le trouble de l’intelligence remplace le trouble humoral et pour la première fois dans l’histoire la folie est un trouble intime de la pensée. Elle dit la folie est délire et si on ne fait pas attention, on pense toujours ça. Quand il y a quelqu’un qui ne délire pas, on ne dit pas qu’il est fou. Attention. Le psychotique qui ne délire pas, on ne dit pas qu’il est fou. On dit qu’il est fou uniquement quand il délire. Mais, non ! Il y a longtemps qu’on pensait ça. Il y a bien longtemps, avant Descartes, qu’on va dire que l’être humain est un sujet qui peut penser vis-à-vis du monde, qu’il peut placer un objet devant lui. Donc elle dit que c’est à ce moment-là qu’on dit que la folie est le délire, c’est à dire de dire que les idées d’un sujet sont touchées, les qualités, les caractéristiques des idées d’un sujet sont touchées. Qu’est-ce qui est touché profondément ? C’est sa maîtrise vis-à-vis de ses propres idées. Il ne maîtrise plus ses pensées. Il ne maîtrise plus ses idées. Un grand texte de Biswanger s’appelle « Fuite des idées ». On ne maîtrise plus ses idées. Et la mélancolie fonctionne dans ce discours-là sur un échelon des idées de pensée. Donc d’une part on peut être touché dans tout ce qui se présente à l’esprit, et on peut être touché, et c’est là que la mélancolie arrive, autour d’un objet. Souvent très minimal, mais indestructible. Et c’est ça la mélancolie. Je ne peux pas me distancier, je ne peux pas sortir ce qui est dans ma tête et le placer devant moi. Comme un objet à étudier. Ça peut être n’importe quoi. Une poussière. Un crayon. Elle donne des exemples dans l’histoire. Un pot d’encre. Elle ne dit pas obsédé. Il y a un pot d’encre qui est dans mon esprit, j’essaye de le mettre devant moi et je n’y arrive pas. C’est la définition à ce moment-là de la mélancolie comme un trouble intellectuel partiel. L’intelligence est touchée autour d’une idée. Et en contraste avec ça, la manie est d’être touché sur un mode général. La fuite des idées, ce n’est pas une idée qui se ballade partout mais on est touché dans l’ensemble de ce qu’on pense.

Et puis ensuite il y a une rupture avec cette idée que c’est un trouble de l’intelligence. Et je suis désolé, c’est un belge, Ghislain. Gladys Swayne en parle et pour nous c’est quelqu’un d’important. Ghislain, vous n’avez sûrement jamais entendu parler du lui. Sûrement pas. L’hôpital Ghislain de Gand. Le musée Ghislain. Et c’est ce psychiatre, un grand clinicien qui avait une passion pour l’architecture, qui a construit le premier hôpital psychiatrique, dans le nord. Dans son livre de 1835 Traité sur les phrénopathies, il dit : je ne dis rien de nouveau, mais j’écoute et je vais essayer de découvrir ce qui se couvre dans les mots. Qu’est-ce qui se couvre dans la mélancolie ? la souffrance. Je ne vous raconte rien de nouveau mais j’essaye d’articuler sur ce quoi vous ne vous êtes pas arrêtés, la souffrance. Et la souffrance qui fait mal et qui produit du chagrin et de la douleur. Ce n’est pas la douleur qui produit la souffrance mais l’inverse. Von Weizsäcker n’était pas né à l’époque ! à l’époque, et on le dit encore, ça permet n’importe quoi, on disait que les fous vivaient enfermés à l’intérieur d’eux, dans leur propre monde et qu’ils n’en souffraient pas ! . C’est très touchant de les voir vivre dans leur propre monde. C’est dans Kant ça. Que ça serait au moment où on les sort de leur propre monde qu’ils en souffrent, donc laisse-les ! Et Ghislain se bat contre ça. Tous ses livres sont là pour se battre contre Kant et contre ces préjugés. Et pour lui la souffrance de l’esprit, c’est le principe de tout trouble et en particulier de la mélancolie. L’homme mélancolique, en opposition avec les schizophrènes, n’est pas irrationnel. Et en opposition avec les normopathes, il n’est pas bête. L’homme normal, l’homme moyen est bête. Pas le mélancolique. Il n’est pas irrationnel comme peut l’être le psychotique et il n’est pas bête comme peut l’être l’homme moyen. Mais sa souffrance produit un tel changement fondamental que des troubles intellectuels peuvent en être une conséquence. Sa souffrance est telle que même des fonctions intellectuelles peuvent être touchées car débordées par le trop de souffrance. Je cite dans Gladys Swayne : « Primitivement, l’aliénation est un état de malaise, d’anxiété et de souffrance, une douleur morale intellectuelle et cérébrale comme on voudra l’entendre. Dire que l’aliénation est un trouble intellectuel et de jugement serait une proposition erronée. Ce serait prendre le symptôme secondaire pour le phénomène fondamental. Vous suivez ? Si vous vous endormez, vous le dites. Beaucoup d’aliénés ne déraisonnent point. Tous, cependant, à de très rares exceptions près souffrent. C’est là l’altération-mère d’où provient le dérangement dans les idées, le trouble de l’intelligence, l’aberration dans les qualités instinctives et toutes la série des actes violents et bizarres qui caractérisent l’aliénation mentale sous ses différentes formes et dans ses diverses combinaisons.

Et Ghislain va donc très logiquement décrire des mélancolies sans délire, dont il fera la forme la plus simple sous laquelle le mode souffrant puisse se présenter. Et ainsi Ghislain peut nous donner une bonne description de ce que nous appelons aujourd’hui mélancolie.

Troisième rupture : rupture avec le contraste entre délire partiel et délire général. « On n’est pas fou à moitié, on est pas fou au ¾, il y a toujours une dimension saine, il y a toujours un bout de moi qui est sain, et on peut toujours faire des acrobaties pour intégrer les parties non saines dans les parties saines ». On entend ça dans la psychologie du moi dans les versions extrêmement modernes. C’est  Ghislain qui s’oppose à ça. Il ne dit pas qu’il y a une partie folle et pas l’autre. Il y a un état général qui est le fond de la maladie. Le délire n’est que partiel dans sa manifestation. Et c’est à partir de ce moment-là, -et là je dois me calmer, à chaque fois ça me fait la même chose, à cet endroit-là, je m’énerve, ça me fait monter au plafond, et ce n’est pas bon… Pour personne… Calme !- Les conséquences de cette idée qu’il existe un état général qui est le fond de la maladie, lié à la souffrance fait que cela devient possible dans l’histoire, mais c’est oublié maintenant, qu’on peut penser la manie et la mélancolie dans une unité,  dans une entité nosologique, c’est à dire la folie circulaire. C’est Pierre Falret, merci, qui le premier a utilisé le mot folie circulaire. Ou, c’est la même chose dans la nosologie, ou la folie à double forme. C’est Boulainger. La même affection peut se manifester sous deux formes selon le principe de l’alternance construite à partir de la folie circulaire, du cycle. -Si on était un peu intelligent et si on s’intéressait encore à l’histoire, on ne serait pas tombé, comme on le voit dans certaines revues de psychanalyse, sur ces aberrations, les troubles bipolaires. Cette revue qui est tombée dans mes mains, qui s’appelle je crois Figures de la psychanalyse, il y a les grands noms des psychanalystes parisiens… la critique sur la structure bipolaire, je n’en ai pas trouvé. Nul. Moi, j’étais déçu. Si on regarde l’histoire, qu’est ce qui fait le passage de circulaire, cyclique à bi ? Qu’est ce qui fait qu’on doit penser dans un système binaire et qu’on ne peut pas penser dans un système cyclique. C’est tout bête.

Donc, Gladys Swayne nous dit qu’on arrive à une sorte de synthèse où les troubles fondamentaux existent dans un état général qui précède le délire, c’est le fond de la maladie. Cela peut se manifester sous deux formes : un état d’expansion dans la manie et un état de dépression dans la mélancolie…

Moi, j’aime bien Kraepelin. Ce n’est pas de ma faute, j’ai une affinité pour Kraepelin. Et lui, il va approfondir cette synthèse. Je peux le faire ? Vite. Mais il est superbe. C’était un homme passionné. C’est pas ce vieux con qui nous a fait des manuels de psychiatrie… pas du tout. Je les hallucine… c’est vrai.

Public : rires

ML : Kraepelin est le premier qui a essayé de penser de faire une science psychiatrique. Et qui choisit pour construire cette science la sémiologie. L’autre qui va essayer de construire une science psychiatrique c’est Tellenbach qui va lui utiliser la typologie. Donc, d’abord Kraepelin. Qu’est ce qu’il fait ? Je crois que Schotte avait tort, il était prétentieux; il disait que le seul en psychiatrie qui avait essayé de combiner la pratique, la clinique et la théorie avec sa propre vie, c’était Szondi. Qu’on pouvait lire à travers sa vie toute sa théorie. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas le seul. Kraepelin aussi. Il était tellement passionné par son travail, on va voir où cela la menait qu’on ne peut pas penser sa théorie sans voir sa propre vie. Et qui se pose des questions extraordinaires. C’est bizarre  mais moi, je l’aime bien. Il a vécu de 1856 jusqu’en 1926. Il a fait des études de médecine, d’abord la psychiatrie chez Wundt à Leibznicht, et ensuite, une épiphanie, il est allé à Munich chez Van Gudden. Vous connaissez ?

Public : non. (Rires).

ML : vous avez vu le film Ludwig de Visconti ? Van Gudden avait été convoqué par les conseillers de Ludwig pour essayer de le soigner. Mais soigner Ludwig, c’était d’abord l’apprivoiser et essayer d’entrer dans ce monde bizarre et l’on voit bien chez Visconti comment il glisse dans cette sorte d’identification à Wagner, dans cette fureur, dans cette solitude, enfermé dans l’explosion projective, mégalomaniaque. Comment avoir accès à ça ? C’était à un moment où Kraepelin était l’assistant de Van Gudden. Et Van Gudden entre dans la vie de Ludwig et développe à petite dose une folie à deux avec le roi. Et Kraepelin se demande ce qui se passe. Il a essayé en étant élève d’aider son maitre. Impossible ! Plus de prise sur cette folie qu’il voyait se développer. Et c’est à partir de ce moment là que Kraepelin va se questionner jusqu’à la fin de sa vie : mais qu’est ce que c’est que ça, l’être humain ? Qu’y a t-il dans l’être humain pour mener jusque là ? La maladie, peut-être ne faut-il pas l’étudier là où elle se manifeste mais là où elle va nous mener. Je trouve ça génial comme intuition. L’être humain est une énigme. Chez les grecs, il y avait l’oracle. Il y avait des rituels qui pouvaient nous dire « ça t’amènera là ». Maintenant cela n’existe plus. L’oracle, c’est peut-être la maladie. Qui nous montre à quel prix l’énigme en nous peut nous mener. Ça a été le fil conducteur de tout son travail. A partir de là, il est passionné par à la fois, être avec les malades, et en même temps, faire des recherches. Donc il va travailler dans la clinique royale à Munich et il va construire un institut de recherches psychiatriques et toute sa vie, il va la consacrer à ça. Sa grande œuvre est le manuel de psychiatrie. Huit éditions ! Je trouve ça, pas obsessionnel… mais… à chaque fois qu’il édite quelque chose, hop… il repense… pour approfondir… huit fois ! Donc ces différentes éditions connaissent une grande évolution et c’est dans la huitième édition qu’il étudie pour la première fois la psychose maniaco-dépressive. C’est lui qui l’appelle ainsi. Pourquoi a t-il attendu si longtemps pour oser s’attaquer à cette maladie ? Parce que, c’est vrai que ça revient toujours au même point. C’est cyclique. Schuman, il fait des cycles de lieder pour piano, de chants, et hop ça revient toujours au même point. Il n’y a pas d’évolution. Moi qui me demande où cela peut mener, je dois accepter, dans la clinique, qu’il y a quelque chose qui ramène au point de départ. Donc Kraepelin était confronté à cette problématique. Et il attendu jusqu’à la fin pour essayer d’écrire quelque chose sur cette structure cyclique. Pourquoi il est embêté avec cette structure cyclique ? Parce que son but et sa méthode était de délimiter et de regrouper des formes de maladies. Ce qu’on appellera plus tard des classifications. Mais ce qui est plus important c’est de concevoir l’évolution de la maladie. La maladie s’individualise, se singularise et se définit selon l’évolution qui est typique à chacun. Il n’y a pas deux schizophrènes pareils, il n’y a pas deux enfants autistes semblables. Dans la symptomatologie, oui, mais pas dans la manière dont cela évolue. Et Kraepelin dit que le diagnostic à faire est d’essayer de faire un pronostic précis. Ça c’est le diagnostic. Ce n’est que le pronostic qui fonde le diagnostic. On ne peut jamais, dit-il, faire un diagnostic exact. Arrêtons de penser cela. Si la psychiatrie est une science qui se fonde sur l’énigme de l’être humain, elle ne peut pas faire de diagnostic. On peut s’approcher, on peut trouver des possibilités, on peut délimiter, cela peut nous aider pour le travail thérapeutique, mais ne commençons pas avec le diagnostic. C’est nul. C’est Kraepelin qui dit ça. C’est pas mal, non ? On avait pas Laing Cooper et tout ça pour faire de l’antipsychiatrie. Dans les études de psychiatrie, on ne l’étudie pas. C’est dommage. Alors que dit-il sur la maladie maniaco-dépressive ? Il s’inscrit dans la tradition de Falret sur la folie circulaire, et sur Esquirol. Il est mignon Esquirol, enfin, je ne sais pas s’il était mignon, mais pour moi, quand on le lit, je le trouve mignon… il dit que si on veut faire un champ psychiatrique scientifique il faut distinguer la mélancolie des phénomènes littéraires, critiques, et il va donc lui donner un autre nom : la lypémanie. Kraepelin trouve ça superbe, adopte le nom et définit donc la mélancolie comme maladie de la passion où l’excessif de la passion est la cause des faux jugements et des troubles de l’intelligence. Il fait donc une synthèse de ce que dit Ghislain. Et avec son souci de regrouper des formes de maladies, à partir de la folie circulaire, à partir de la lypémanie, il va essayer de faire des formes de maladies. Il arrive à 4 formes cliniques : des états maniaques, avec des sous-rubriques, la manie aigue, la manie délirante, la lypémanie. Et c’est vrai, dans la clinique de tous les jours, on dit « il fait une phase maniaque ». C’est quoi une phase maniaque ? Décrivez-la, est-ce aigu ou pas, est-ce délirant ou pas ? Quand c’est délirant, il n’y a pas grand-chose à faire, mais quand c’est aigu, vas-y vite parce qu’il va courir sous le train ou sous une voiture. Ce n’est pas suicidaire, mais c’est aigu. Rien ne l’arrête, donc il faut l’arrêter. Si c’est délirant, il n’y a rien à faire.

Dans les états dépressifs, il situe la mélancolie simple caractérisée par la stupeur. Il était intelligent quand même. Puis, la mélancolie compliquée. Où il n’y a pas seulement l’état stuporeux, mais il y a aussi des mouvements. Troisième forme, la mélancolie délirante qui va aussi avec des hallucinations fantastiques et des idées hypochondriaques, c’est ce qu’on appelle le syndrome de Cottard. C’est vrai, les délires de petitesse, de négation, je ne vaux rien, pour Kraepelin, cela fait partie d’une forme délirante mélancolique. Cottard l’a très bien décrit mais en syndrome. Et Kraepelin, hop, il l’intègre dans la mélancolie délirante. Et il délimite aussi les états fondamentaux avec des périodes stables et des variations de l’humeur qui ont des extrêmes. Et là, c’est tout l’art de la pharmacie, des régulateurs de l’humeur, comment varier la posologie, ce sont des gens que l’on doit voir tous les jours. Si vous avez quelqu’un qui est en phase maniaque, il faut le voir tous les jours. Et si vous travaillez en ville, trois, quatre fois par semaine. Il ne faut pas faire payer à chaque fois. Et maintenant on peut prolonger les intervalles. Mais quand les gens vieillissent, les intervalles sont de plus en plus courts.

Allez, on fait Freud. Si vous pouvez vous concentrer encore un petit peu, sur Freud. Dans quel contexte a-t-il écrit « Deuil et mélancolie » ? Dans Totem et Tabou, on avait vu quand on avait étudié la phobie, le problème de la mort et en particulier la mort du père constitue le matériau psychique et il découvre dans l’anthropologie l’identification totémique et cela va lui offrir une élaboration idéale. Il dit que le problème de la mort du père est un problème car il y a là une collusion de la mort et du désir. Seulement là, se demande t-il ? Non, et tout de suite, la possibilité de tomber malade par cette sorte de collusion entre le désir et la mort trouve aussi des témoignages dans le chagrin pathologique, dans la nostalgie des névrosés comme l’homme aux rats ou dans la nostalgie des paranoïaques comme Schreber. Schreber est un homme nostalgique. Et dans le système des élaborations morbides de la mort, de la perte, comme sont la phobie, l’obsession, la paranoïa, il manque une pièce clinique très importante, la mélancolie. Donc, il passe de la mort du père à la mort de l’objet d’amour en général et en particulier, de la perte et de la mort du premier objet : le sein de la mère. Centré sur la perte de l’objet, cette réflexion sur la collusion entre le désir et la mort s’écrit dans quelques œuvres, dont « Deuil et mélancolie » est le noyau et on doit, je pense, le lire avec Métapsychologie, son texte sur l’inconscient et surtout le complément métapsychologie de la théorie du rêve. Donc des textes écrits entre 14 et 18. Ça, c’est le contexte.

Quel est le sort de l’objet perdu ?

C’est à Abraham que Freud doit le point de départ de « Deuil et mélancolie ». Abraham était le premier à essayer de donner une méthodologie de la clinique de la structure maniacodépressive et des états voisins. Ses états voisins étaient pour Abraham, l’état de deuil et l’état de dépression de la névrose obsessionnelle. Pour nous qui sommes intéressés dans l’anthropopsychiatrie, comment situer les maladies en rapport les unes avec les autres, Abraham est important quand il essaye de faire un rapport entre la dépression, la névrose obsessionnelle, le deuil et cette maladie cyclique, la structure maniaco-dépressive. Freud aussi ! Et donc, Abraham écrit son texte en  1912, Freud écrit « Deuil et Mélancolie » en 1915 et Abraham reprend ensuite ses premières investigations avec les apports de Freud dans son texte superbe de 1924 : les états maniaco-dépressifs et les états prégénitaux de l’organisation de la libido qui va connaître une suite chez Mélanie Klein : le deuil et ses rapports avec les états maniacodépressifs.

Chez Freud : il commence, c’est ma lecture de ce texte « Deuil et Mélancolie », par des rapports entre le rêve et le deuil. Le rêve est le modèle normal des troubles psychiques par lesquels on peut tomber malade et qu’on retrouve dans les hallucinations psychotiques. Donc, les hallucinations psychotiques sont la pathologie du rêve. Et le deuil, qui est un affect normal, à comparer avec sa psychopathologie : la névrose narcissique que Freud appelle la mélancolie. Pour lui, c’est une névrose narcissique. Je cite un texte, mais Michel n’est pas là et je ne vais pas vous emmerder de le dire en allemand : Deuil et Mélancolie, Amen !, p 429 pour ceux qui l’ont en allemand : Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’un substitut dans une abstraction comme il y a la patrie, la liberté, un idéal, etc. Souvent, chez de nombreuses personnes, se manifestent comme conséquences importantes et immédiates, l’existence d’une mélancolie à la place d’un deuil, chez ces personnes, on suppose l’existence d’une prédisposition morbide. Les deux réactions lors de la perte de l’objet d’amour ont en commun une dépression profondément douloureuse, une perte d’intérêt pour  le monde extérieur, dans la mesure- et c’est toujours dans les petits détails qu’on doit lire Freud-, dans la mesure où il ne rappelle pas le défunt. Donc, il y a un énorme intérêt quand cette personne peut parler ou se rappeler le défunt. Troisième perte de la capacité d’aimer, c’est-à-dire de choisir un nouvel objet d’amour, est l’inhibition de toute activité. La mélancolie présente un trait supplémentaire qui lui est propre : la diminution du sentiment d’estime de soi qui peut aller des autoreproches jusqu’aux auto injures. Jusqu’à l’attente délirante du châtiment.

Voilà, ça c’est descriptif. En quoi consiste ce travail que produit le deuil, le travail de deuil ? Qu’est-ce qui fait que c’est si douloureux, le deuil ? C’est une question que Freud s’est toujours posée et à laquelle il n’a jamais pu répondre. Qu’est-ce qui fait que c’est si douloureux, le deuil ? C’est un travail dit-il commandé par l’épreuve de réalité. L’objet aimé n’est plus. Il faut retirer toute la libido des liens qui la retiennent à l’objet. Contre cette exigence, il se lève une rébellion – c’est souvent quelque chose qu’on oublie quand on lit deuil et mélancolie- l’homme n’abandonne pas volontairement une position libidinale. La rébellion peut aller jusqu’à un délaissement de la réalité et au maintien de l’objet. Qu’on va retrouver dans la psychose hallucinatoire. Normalement, le respect de la réalité l’emporte et quelqu’un qui est en deuil ne glisse pas nécessairement vers une psychose hallucinatoire, il peut s’arrêter auprès des monologues intérieurs ou du dialogue-monologue et il décrit dans compléments théoriques des moments dépressifs. Kuhn va le reprendre : le carrousel des pensées le soir. Il y a des monologues où on parle avec celui ou celle dont on doit retirer la libido. On parle à l’objet qui m’a quitté, on parle à l’objet d’amour qui est mort. Donc, cela ne glisse pas nécessairement vers une psychose hallucinatoire mais vers des monologues intérieurs, vers des dialogues-monologues. C’est très bien décrit par Kuhn.

Donc, normalement la réalité l’emporte, mais ces tâches de respect de réalité s’accompagnent, je le cite- je l’ai travaillé en flamand donc je traduis-, s’accompagne en détail avec une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement de l’objet et pendant ce temps l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement. Chacun des souvenirs, chacun des espoirs qui attachaient la libido à l’objet est instable et surinvesti et c’est quand même là que le détachement de la libido doit s’accomplir. L’accomplissement du commandement de la réalité, de ne pas glisser dans une psychose hallucinatoire, est un compromis douloureux et inexplicable. La douleur est une énigme. Comme à l’envers la joie triomphale du maniaque est aussi une énigme. Je n’arrive pas expliquer cela. Il va réessayer plusieurs fois. Il n’y arrive pas. Qu’est ce qui se passe dans la mélancolie ?

Ce trouble de sentiment de soi est différent du deuil parce qu’il est basé sur le statut même de l’événement que constitue la perte de l’objet aimé. Ça on connaît, c’est une phrase qu’on devait apprendre par cœur dans les cours de psychopathologie : l’homme en deuil sait ce qu’il a perdu à la mort de la personne aimée, le mélancolique sait qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne. 

Ça, c’est la grande différence pour lui, à ce moment-là. La perte du mélancolique est plus morale que dans le deuil. Dans le deuil c’est le monde qui est devenu vide et dans la mélancolie, c’est le moi qui est vide. Ce vide affecte le moi lui-même et c’est pourquoi ce travail du mélancolique reste énigmatique et extrêmement intérieur, beaucoup plus que le travail de deuil. Et là, c’est un coup de génie de Freud, il va s’arrêter auprès de cette énigme. Moi, j’aimerais bien de temps en temps, ne pas avoir ce texte de Freud et être dans sa tête, et … comment il a pu trouver ça ! Après coup, c’est facile, quand on le lit. Et il dit : ce trait énigmatique dans le travail du mélancolique se comprend dans l’écoute des plaintes, des autoreproches et qu’on les prend au sérieux. Et il y a un texte de Biswanger, dans Mélancolie et manie, où à Bellevue, la clinique où il travaille, il y a un malade David Bürge qui est dans un monde d’autoreproches et du jour au lendemain, ce dont il se plaint est résolu. Les infirmières, les médecins avaient une patience extrême avec lui, pendant un an, tous ces autoreproches, toujours les mêmes, et eux ils écoutaient, patiemment. Et du jour au lendemain, c’est résolu. Et hop, il y a une autre plainte qui arrive, un autre autoreproche. Et Binswanger explique bien, il dit, on est humains, on ne peut pas s’empêcher d’être irrités contre lui. Et c’est là qu’il dit que le délire mélancolique est interchangeable, ce n’est pas le thème qui est important. Mais on verra ça demain.

Mais Freud, lui, dit donc que ce trait énigmatique se comprend dans l’écoute des plaintes et des autoreproches et il fait tout un paragraphe pour dire qu’il faut les prendre au sérieux. C’est quoi, l’écoute psychanalytique ? C’est pas écouter avec une oreille flottante!…. on écoute quelque chose, des mots, on écoute pas des phrases. On écoute des mots. C’est là ce paragraphe célèbre sur écouter les plaintes. Et pourtant, dit-il, le mélancolique ne se comporte pas comme quelqu’un qui serait plein de remords, qui serait gêné de se plaindre, ah j’en ai marre de me plaindre, ce n’est pas hystérique, mais pourtant il y a une dimension hystérique dans ces plaintes, mais c’est sans remords. Il se proclame à grand bruit le plus monstrueux des hommes, il s’exhibe, il jouit à importuner autrui de ses lamentations. Pas de honte. Burton l’avait déjà dit. Il a perdu le respect de soi. Mais pour quelle raison ? Ce n’est pas une perte de l’objet qu’il aurait subi mais une perte concernant son propre moi, ce vide affecte le moi, cette perte de respect concerne son propre moi. Puis il analyse les plaintes. Les plaintes s’appliquent à une autre personne qu’il aime et qu’il a aimée. Les autoreproches sont les reproches adressés à un objet d’amour, à quelqu’un d’autre, reproches renversés de celui-ci sur le moi propre. C’est toute la mécanique de ce texte. Se plaindre, c’est accuser. Et son comportement est celui d’un révolté. Et on voit chez Freud toujours cette structure : une constellation psychique qui est celle de la révolte, il est révolté contre quelqu’un. Mais qu’est ce qui fait qu’il va évoluer vers l’accablement mélancolique ? Donc de la révolte à l’accablement. Qu’est ce qui se passe dans ce passage ? Quel est le processus de ce passage, quelles sont les conditions qui rendent ce passage possible ?

Et hop, deuxième coup de génie ! Une identification inconsciente. Et là, le texte devient difficile. Pour cela, il faut étudier, dit-il, la relation du moi avec l’objet d’amour et la perte de cet objet et il faut étudier, à nouveau, encore une fois, et à partir d’Introduction au narcissisme, quelle est l’étoffe du moi. Et on suit Freud, à partir de là, je vais un peu vite là : il dit, c’est presque un conte, qu’il existait un choix d’objet et sous l’influence d’une blessure ou d’une déception, il y a eu un choc. Je le cite. Le résultat n’est pas un retrait normal mais un autre qui exige quelque chose. L’investissement de l’objet était très peu résistant. Et la libido retirée dans le moi servait à établir une identification du moi avec l’objet abandonné. Et à partir de là, l’ombre de l’objet tombe sur le moi. Ça, c’est la phrase que tout le monde connaît.

Troisième coup de génie. Ça, c’est le processus. L’ombre de l’objet tombe sur le moi. Et qu’est ce qui va se passer dans la libido ? Tu n’es pas trop intéressé dans l’autre quand même, il aimait l’autre pour soi-même. Donc, si l’autre s’en va, la libido n’est pas très résistante, il se retire dans son propre moi et voilà. L’ombre de l’objet tombe sur le moi et ça fait une instance du moi clivée en deux. Le moi peut être jugé à l’intérieur de lui même comme une instance particulière, comme un objet, comme un objet abandonné. Donc, il y a le moi, et il y a une instance du moi qui juge. De cette façon là, la perte de l’objet s’est transformée en une perte du moi et le résultat est que le conflit entre le moi et la personne aimée s’est transformé dans une scission entre une critique du moi et le moi modifié par l’identification. Ça va ? Donc, on est parti de la relation entre le moi et l’objet, et puis on est passé à l’étoffe du moi où à l’intérieur du moi, il y a une scission entre une critique et l’objet critiqué. Je me punis moi-même. Et là, on est dans une mélancolie délirante. Le moi qui critique l’objet à l’intérieur du moi. C’est ça que va prendre Szondi. Et là, on est dans l’approche d’Abraham, la dimension cannibalique du moi.

Donc le processus énigmatique de Freud de la mélancolie est éclairé en partie par ce mécanisme de l’identification. Et là, il donne une définition de l’identification qui est géniale, je trouve, notez-là, Amen ! on ne la trouve pas dans les cours de psychopathologie : c’est un mode de transformation de l’investissement d’objet peu résistant. Un tel investissement qui fait le tour dans le moi, va justement, éclairer la nature narcissique du moi.

Donc, on ne part pas du narcissisme qui serait déjà là, et on mettrait des couches dessus et ça va se complexifier, non ! C’est grâce à l’identification qu’il y a le narcissisme. La nature narcissique du moi se produit par l’identification. Qu’est ce qui fait que je choisis quelqu’un comme l’amour-propre ? Qu’est ce qui fait que je choisis l’objet d’amour comme un choix d’étayage, un choix ancestral ? Je choisis dans l’autre avec qui je vis mon arrière grand-mère ou mon arrière grand-père ? Ou qu’est ce qui fait que je choisis moi-même ? Moi d’accord, mais le fait que je peux choisir quelqu’un ? Et bien ça, c’est l’identification ! Et cet autre-là, ce n’est pas énorme, mais c’est important qu’il soit là sinon je ne peux plus m’aimer moi-même. S’il n’est plus là, je ne vaux plus rien, et tant qu’il est là, je peux faire la parade. C’est ça que Freud dit.

Donc un tel investissement qui fait retour dans le moi manifeste sa nature narcissique et sa régression vers cette nature narcissique nous renvoie au choix d’objet narcissique et ancestral. Le bénéfice de cette opération narcissique est que le choix d’objet n’a pas à être abandonné. Il y a une faible résistance de l’investissement, il revient toujours sur ce mot resistenz, et il y a une forte fixation à l’objet, bien sûr.

Donc, paradoxalement, le mélancolique est à la fois très dépendant de son objet et très narcissique. C’est du béton, le mélancolique. Moi, moi moi moi moi. Mais ce moi justement, ne peut fonctionner que dans cette fixation à l’objet mais l’objet n’est pas très important. Il est seulement important pour fixer son narcissisme. Et il dit : si l’identification narcissique avec l’objet devient le substitut de l’investissement d’amour, c’est que l’objet était un double narcissique du moi. A travers l’autre, je n’aime que moi-même. Finalement, je n’aime que moi-même.

GF : oui, et deux fois !

ML : oui, deux fois. Et c’est ça pour Szondi. On va voir. C’est la première fois qu’il utilise cette terminologie dans deuil et mélancolie. Il va, et ça c’est important dans la clinique, quand on travaille avec des gens qui ont des tendances mélancoliques, ou qui sont dans un deuil douloureux, il fait la différence dans ce texte entre l’identification narcissique et l’identification hystérique. Il dit que dans l’identification hystérique, elle se manifeste cliniquement dans un mime qui condense le désir de l’hystérique, c’est à dire le désir inconscient d’une identité sexuelle et la défense. Dans l’hystérie, la relation d’objet se maintient mais elle est interdite, et seul le symptôme, dans ce mime, et le rêve en sont des traces. L’identification hystérique ne touche pas le moi, ne transforme pas le moi. Au contraire, elle le protège. Elle permet que le moi reste intact. Elle le protège de l’angoisse. Et c’est souvent dans ces moments-là, au moment de tomber amoureux, au moment d’un événement où monte le désir, mais de quel ordre est cet objet ? L’investissement libidinal, etc, etc. Tandis que l’identification narcissique transforme le moi parce qu’elle amène la relation perdue et son conflit à l’intérieur du moi où il n’y a plus de protection. Et la conséquence de porter à l’intérieur du moi cette relation perdue et son conflit, c’est un clivage douloureux et c’est ça que va prendre Szondi de Freud. Un clivage douloureux entre l’instauration d’un tribunal intériorisé qui prononce un verdict, une impardonnable culpabilité du moi. Mais comment, tu oses dire que tu as aimé l’autre ? Paf, je constate que l’autre n’était là que pour moi-même parce que sans lui, je ne serais pas grand-chose. Mais, lui, l’autre, il n’a servi que pour moi, pour gonfler mon moi. Alors, là, si tu fais un accès mélancolique, je n’ai pas besoin de porter plainte contre toi, tu portes plainte toi-même, et le verdict est vite fait. Une impardonnable culpabilité. Et on imagine bien que Szondi a pris ça,  lui l’homme paroxysmal, l’homme du juge, du tribunal. Il va prendre ça chez Freud. L’identification narcissique, dit Freud, altère le moi, transforme le moi mais le salaud de mélancolique, c’est un salaud le mélancolique, il préserve l’objet auquel il ne renonce pas. Il ne peut pas renoncer à l’objet et tant mieux qu’il ne peut pas, sinon il se tue… mais, dit Freud, pour son malheur.

SD : il est compatissant

ML : Non !! Je ne sais pas s’il compatit. Il ne comprend pas la douleur. L’identification narcissique et l’identification mélancolique sont synonymes et il va le développer en mettant en rapport le type du choix de la maladie. Et Abraham développe cette étape du développement libidinal et surtout la phase cannibalique. Je dévore l’autre, je le prends en moi. Les crimes passionnels sont souvent des crimes mélancoliques. Comme ça il m’appartiendra toujours et il ne bougera pas. Sauf quand moi je veux. Je peux le vomir. Là, il bouge. Donc il dit qu’il existe un moi qui choisit son objet, ça veut dire quoi, qu’il le dévore, qu’il l’incorpore, qu’il le transforme dans le moi. Pour Szondi, c’est très important. Choisir quelqu’un. Est-ce cannibalique ou pas ? Est ce sadique ou pas ? Il doit donc y avoir dit-il quelque chose de plus pour pouvoir l’incorporer.

JA : gardes-en pour demain.

rires

ML : oui. Vous êtes fatigués ?

Pourquoi je le garde en moi, pourquoi je ne peux pas le lâcher ? Parce qu’il y a de l’ambivalence. Si je ne le garde pas, l’autre peut me taper dessus, donc je le fais à mon image. Bon, et voilà, c’est tout. On verra ce qu’on fait demain matin.

Samedi 11 Janvier 2014

Georges a demandé de reprendre au point où Freud rajoute quelque chose. Et c’est vrai… là, j’ai pataugé.

C’est la première fois que Freud utilise cette notion-carrefour, l’identification inconsciente, l’identification narcissique ou l’identification mélancolique et comme toujours, pour essayer de mieux cerner l’identification narcissique, il la compare à l’identification hystérique. L’identification narcissique provoque une transformation du moi. Et dans la mélancolie, cette transformation du moi se produit en important la relation perdue et son conflit à l’intérieur du moi. Il va y avoir dans le moi ce clivage douloureux et ce tribunal intériorisé prononce un verdict, c’est à dire cette impardonnable culpabilité du moi.

LFC : Dans la mélancolie de Burton, il n’y a pas du tout cette notion de culpabilité ?

ML : Non, il dit très bien qu’il n’y a pas du tout de honte.

LFC : donc, là, on ne parle pas de la même mélancolie.

ML : mais le coup de génie de Burton, à la fin de la renaissance, c’est de décrire par la forme satyrique cette folie. Et chez nos peintres flamands, à la même époque, il y a cette monstruosité sans aucune honte.

LJ : il y a ce musée à Bruges qui est époustouflant

DP : Il faudrait aussi bien distinguer la honte de la culpabilité, en particulier chez Herman.

ML : Oui ! Et on disait hier que Freud n’avait rien inventé quand il écrit qu’il n’y a pas de honte dans la mélancolie.

LFC : Tu disais hier que Burton évoquait les critiques vis-à-vis du monde de la mélancolie, mais qu’il ne parlait pas des autoreproches tels qu’ils sont décrits par Freud.

ML : Oui, mais la manière dont Burton présente le mélancolique comme un acteur/auteur masqué qui se présente ainsi doublé, il existe toutes ces critiques qu’il se fait à lui même, à l’auteur, mais c’est lui l’acteur. Dans le moi mélancolique chez Freud, il y a aussi un doublement, cette instance critique divisée en deux, cette scission…

GP : D’où nait la culpabilité ?

ML : il n’y a pas de culpabilité en soi, mais cela peut aller jusqu’au délire de culpabilité !

GP : Et l’autocritique ?

ML : dans la mélancolie simple, non, il n’y a pas de culpabilité.

LFC : Mais quand le mélancolique tient des propos comme « et si je n’avais pas fais ceci ou cela, cela ne se serait pas produit »

ML : ah, ça, c’est la phénoménologie. C’est autre chose. C’est à partir du temps. Freud ne parle pas de ça.

LFC : Mais l’autoreproche ?

ML : L’autoreproche chez Freud est un reproche adressé à l’autre. Il y a deux instances dans le moi. Cette scission du moi. Le moi qui se reproche par le moi qui juge.

Public : c’est un jeu

Public : c’est un reproche à lui qui n’est pas lui

ML : c’est le moi. C’est un jeu d’acteur.

GP : Quand on dit « l’ombre de l’objet qui tombe sur le moi », en quoi consiste l’ombre ?

ML : L’ombre ? On ne sait pas. C’est par l’identification. Freud dit qu’on ne sait pas. C’est un travail très énigmatique. On ne sait pas comment on peut l’aborder. C’est qui l’autre ? C’est à partir de là qu’il va dire que le narcissisme existe par le mécanisme de l’identification. Il n’y a pas le narcissisme puis l’identification. C’est l’inverse. Il y a l’objet aimé et perdu qui va constituer le narcissisme. Et l’ombre de l’objet c’est cette combinaison entre le moi qui émerge à partir de cette identification. Mais on ne sait pas. Il dit en même temps que la libido qui est investit dans l’autre est peu résistante. Il n’y a pas grand-chose. C’est pour ça qu’il peut tomber sur le moi. Donc c’est une partie énigmatique de l’objet. Le mélancolique sait qui il a perdu, mais il ne sait pas ce qu’il a perdu. C’est quoi « ce » qu’il a perdu ? C’est ça qu’il a perdu.

LJ : L’autre il est juste là un peu présent ?

ML : Il est dévoré. C’est là où on va. Il est incorporé. Il ne reste rien.

LFC : l’objet peut changer ?

ML : le thème peut changer. Mais on reprendra ça plus tard. C’est une toute autre approche de Binswanger. Il a dit à Freud qu’il n’était pas allé assez loin.

Mais revenons à Freud. C’est crucial de bien comprendre ce qu’est l’identification. Si l’identification est le stade préliminaire qui rend possible le choix d’objet – l’ombre de l’objet a à voir avec le choix de l’objet qu’on fait. Et on avait dit hier soir, que le choix d’objet était ancestral… pour m’aimer moi-même, quelle est la trace de l’arrière grand-père ou de l’arrière grand-mère dans mon choix d’objet ? Déjà dans le choix d’objet d’amour, il y a une ombre de l’ancestral. Mais on n’en sait rien. Même douze ans d’analyse sur le divan ne va pas découvrir nécessairement la trace de l’arrière-arrière grand-père ou grand-mère dans notre choix d’amour.

GP : ça sert à quoi alors ?

ML : à rien ! (rires) à s’occuper un peu !

Public : à s’endormir ! (rires)

ML : à payer sa culpabilité qu’on s’endort auprès de quelqu’un sans plus ! (rires)

DP : qu’on s’endort à l’ombre ! (rires)

ML : si l’identification, dit Freud,  est la première manière dont le moi élit son objet, alors elle est l’œuvre du narcissisme puisqu’il existe un moi qui élit son objet. Et c’est toute cette dialectique chez Freud ! L’identification manifeste fait apparaître le moi. Sans le mécanisme de l’identification, on ne peut pas parler du Moi. Aimer l’objet dit-il, c’est le dévorer, c’est l’incorporer, c’est le transformer dans le moi. Et il ajoute qu’une telle incorporation n’entraine pas, pour chacun de nous, une mélancolie. Cette incorporation est nécessaire pour nous tous, mais cela n’entraîne pas pour nous tous une mélancolie, ou une position dépressive, comme chez Mélanie Klein. Freud dit qu’il doit y avoir dans la relation narcissique du mélancolique quelque chose de plus que l’incorporation pour provoquer la mélancolie. Et c’est là qu’il parle de l’ambivalence, de l’intensité de l’ambivalence. Et il va, pour une fois, être d’accord avec un élève, Karl Abraham. Il va se référer explicitement à Karl Abraham et à ce qu’il avait élaboré autour de la dépression névrotico-obsessionnelle.

On connaît bien l’ambivalence obsessionnelle mais qu’est ce qui fait qu’il y a cette dimension dépressive dans la névrose obsessionnelle ? Freud dit que le deuil pathologique de l’obsessionnel a un lien avec les autoreproches qu’il se fait. Il se sent responsable de la mort de l’objet. Après la mort, nous sommes en présence de ce que le conflit d’ambivalence produit à lui seul. Il n’y a pas de retrait de la libido dans le moi et les autoreproches se produisent tout seuls. Les autoreproches procèdent du retournement des pulsions sadiques et haineuses sur le moi mais le moi ne disparaît pas. Ce retournement s’opère par identification à l’objet mais le moi reste intact dans la névrose obsessionnelle. C’est une scène. Il va jouer sur la scène devant lui cette structure d’ambivalence de la haine et de l’amour mais le moi reste spectateur. Ça, c’est l’approche de Lacan de la névrose obsessionnelle. Il va se mettre dans les gradins d’une arène et il se regarde sans savoir que c’est lui qui est dans l’arène en train de tuer l’autre. Personne ne sait que c’est lui et lui d’abord mais il n’empêche que lui, il regarde bien.

GP : oui, comme tous les névrosés

ML : oui, exact

GP : comment peut-on entendre la dimension du sevrage par rapport à la perte de l’objet?

ML : dans le deuil, comment je peux me sevrer de quelqu’un ?

GP : comment une crise vitale se résout en intention mentale ? Tout à l’heure, tu parlais d’incorporation d’objet, c’est un objet réel qui est incorporé. Le lait… il est arrêté… le lait est au bébé mais le sein est à la mère… Tu parles de la dimension cannibalique… c’est parce que l’enfant refuse de perdre le sein qu’il va le représenter. Donc la dimension cannibalique…

ML : mais Freud dit : qu’est ce qui fait que cette incorporation n’entraîne pas pour chacun d’entre nous une mélancolie ? C’est là où il dit qu’il faut quelque chose de plus. Et donc, il prend Abraham et dit qu’il ne faut pas seulement une dimension orale mais aussi une dimension anale. Cette ambivalence, ce conflit, cette haine sont nécessaires pour déclencher une mélancolie.

GP : le corps est orienté alors

ML : je ne sais pas si le corps est orienté, ça c’est un autre langage

GP : il y a la bouche d’en haut et la bouche d’en bas.

ML : oui, ça, ce sont des images du corps. En tout cas, ce n’est pas le langage de Freud.

GP : non, mais c’est pour voir s’il y a des liens, pour pouvoir l’articuler.

ML : quel est le langage d’Aulagnier ? Là, c’est presque des pictogrammes. Peut-être que c’est à partir de là, des textes de Métapsychologie et les autres, ce qu’on expulse et ce qu’on garde.

GP : quand tu parles de l’ombre de l’objet, cela me fait penser à comment cela tombe dans le corps.

ML : oui, mais, ce n’est pas le langage de Freud, ça.

GP : le moi n’est pas constitué, il est en phase de constitution

ML : moi, j’aime bien quand Freud dit que le moi n’existe pas. C’est par l’identification qu’on voit que le moi marche. S’il n’y avait pas d’identification, il n’y aurait pas de moi. Il y a cette dialectique entre l’identification et le moi. L’un ne va pas sans l’autre. Le narcissisme ne fonctionne que s’il y a identification. Ça, c’est la trouvaille de Freud. Le moi se constitue par l’identification. Et on voit bien dans les névroses et surtout dans la névrose obsessionnelle où il y a la question de la haine et du sadisme plus que dans les autres névroses, -la haine n’est pas primordiale dans l’hystérie, au contraire c’est plutôt l’idéal-, on voit bien que le moi n’est pas touché, il n’est pas transformé. Il regarde, intact. Il va rester intact. Et personne ne s’aperçoit que c’est lui qui est en question. Il peut projeter dans l’arène ce qui se passe. Lacan utilise l’image de l’arène pour rendre compte de ce qui est énigmatique pour Freud, ce travail intérieur.

GP : l’arène intérieure a son pourtour de gravats

ML : je ne sais pas

GP : c’est Lacan, quand il parle du moi.

ML : Ah bon ?

GP : Oui, pour Lacan, le stade du miroir, c’est dans les 6-18 mois

ML : Oui, oui, oui… mais il a toujours dit que c’était pour faire plaisir à je ne sais qui….

GP : c’est d’abord dans l’autre que je me reconnais. C’est le premier temps.

ML : oui, la me-connaissance est une méconnaissance, oui.

GP : c’est propre à l’être humain

ML : ce qui est important pour Freud et je ne sais pas s’il aurait été d’accord avec Lacan, c’est « explique-moi ce moment jubilatoire ». Il constate chez le petit, quand il va s’aliéner dans cette image, que cela provoque un moment jubilatoire. Ce qui intéresse Freud c’est ça. « Qu’est ce que c’est ce moment jubilatoire ? » « je ne peux pas expliquer la joie triomphante du maniaque ni la douleur du deuil. ». Qu’est ce qui est de la joie dans l’aliénation ?

JA : sur la figuration de la mort, est ce qu’on a des petits mélancoliques ? Cela arrive plus tard la mélancolie.

ML : je ne crois pas. Il y a profondément des structures maniaco-dépressives chez tout le monde mais il n’y a pas de mélancolie chez tout le monde. Freud dit que la mélancolie est un trouble du moi. C’est un trouble du SCH dans le Szondi. Il y a des dépressions partout, c’est universel, mais pas de mélancolie. Non, il n’y a pas de petits mélancoliques. Dans la littérature peut-être… Baudelaire appelle sa maladie une petite mélancolie.

JA : à l’adolescence, c’est une étape quand même…

ML : non, ce n’est pas une étape. Il y a des moments de joie, il y a des moments de vide, on ne peut jamais expliquer pourquoi, c’est ça qui donne le rythme de la vie. Quand il n’y a plus ces alternances, cela peut s’immobiliser et devenir une maladie. Mais cela n’a rien à voir avec l’adolescence ou les petits… en tout cas, les petits, les ados, les adultes sont des coupures qui ont été introduites à la fin du XIXème, avant cela n’existait pas. Donc, il faut arrêter de dire que cette classe d’âge correspond à quelque chose de spécifique…

JA : c’est quand l’enfant commence à penser la mort.

ML : c’est quoi la mort pour un enfant ? C’est quelque chose qui ne continue pas à naître. « Mon lapin qui meurt, c’est plus important que la mort d’un grand parent qui a vécu 100 000 ans… tout le monde pleure le grand-père et personne ne s’intéresse à moi qui pleure mon lapin qui a vécu 2 jours. » ça marque un petit. C’est ça la mort pour un petit. C’est de ne pas pouvoir continuer à naître. « Ah, vous avez tous un délire d’immortalité, vous ! » Le mortel est impossible pour le petit. « Mais vous êtes impossibles ! » C’est ça la mort pour le petit. « Laissez le grand-père ou le grand-mère tranquilles, ils ont fait plein d’enfants, ils peuvent être tranquilles maintenant ». Ce qui intéresse l’enfant dans un petit oiseau qui est mort, c’est comment le faire renaître.

Et Freud demande ce qu’est le suicide. Hier on posait la question pourquoi la mélancolie fascinait tant les gens. Parce qu’il y a cette question de la fureur, de la haine, du chagrin et le mystère du suicide. Pourquoi on ne peut pas attendre la mort ? Pourquoi on se la donne ? Pourquoi on est impatient avec quelque chose qui est là ? Qui ne s’est jamais trompé dans l’histoire. Personne n’est jamais devenu immortel.

GP : le germen est immortel dit Freud dans Introduction au narcissisme.

ML : ah peut-être… oui… elles ne peuvent pas se suicider.

Le retournement de cette haine peut avoir dans la mélancolie des effets catastrophiques. Et c’est ça qu’explique bien la phénoménologie.  Et c’est peut-être cette approche-là du suicide qui a ouvert le champ de la phénoménologie. Il n’y a qu’un acte, et je trouve ça terrible, qu’un acte transcendantal vital du mélancolique, c’est le suicide. C’est ça qu’a abordé la phénoménologie.

Freud dit que c’est le sadisme qui fournit l’explication de cette énigmatique tendance au suicide. Freud dit, et je lis : « L’analyse de la mélancolie nous enseigne que le moi ne peut se tuer que lorsqu’il peut, de par le retour de l’investissement d’objet, se traiter lui-même comme un objet, lorsqu’il lui est loisible de diriger contre soi l’hostilité qui concerne un objet et qui représente la réaction originelle du moi contre des objets du monde extérieur. » Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il peut se tuer.

Et on retrouve ça chez Abraham. Cette tendance énigmatique au suicide. Pour Abraham, et moi j’aime bien ça, la mélancolie est la forme archaïque du deuil. Il y a un moment introjectif cannibalique dans le deuil. Il n’y a qu’à regarder les rites funéraires. Il va mettre l’accent sur le lien entre le cannibalisme, le deuil et la mélancolie. Il va développer quelque chose que Freud n’avait pas vu, c’est l’introjection du mort. Pourquoi on garde le mort. L’introjection du mort qui assure la pérennité du mort à l’intérieur du moi. L’objet aimé qui meurt survit dans le moi. C’est très actuel. Par exemple, cette énigme de ceux qui ont survécus dans les camps et qui se sont suicidés comme Primo Lévi, Bettelheim. L’objet aimé métabolisé dans le moi est le seul moyen que le moi puisse continuer à vivre. Abraham dit que le moi ne dispose que de cette seule ressource narcissique, l’introjection métabolisée pour garder l’objet et pour se maintenir en vie. Si on va se sevrer de l’objet aimé, on meurt.

Public : Le moi meurt.

ML : On meurt ! Le suicide peut arriver !

Moi, j’adore faire des entretiens avec des gens à qui on peut demander, sans qu’on nous prenne pour des fous, d’aller chercher une chaise pour les morts. Et on peut ainsi avoir 6 ou 8 chaises, comme ça, autour de nous et comme le dit von Weizsäcker, on fait le tour, on demande la permission pour faire la conversation. Au lieu de les éliminer, de dire qu’on va les oublier ! C’est ça qu’il dit Abraham. Le moi ne dispose que de cette ressource narcissique pour se maintenir en vie. Mais mon cœur gonfle. Tu t’imagines tous ces morts qui sont là ! Et là-dedans, il peut y avoir des gens que j’ai beaucoup aimés, une arrière grand-mère par exemple… Et il dit que dans la mélancolie, à travers les autoreproches, dans le fait de dire que je suis un monstre, que je ne vaux rien, que je suis le plus mauvais, etc., etc., et bien, dans ces autoreproches, il y a une énorme toute-puissance. Il y a une surestimation de soi. Et c’est là-dessus que Szondi continue. Il y a une toute-puissance inversée. Et celui qui se prend pour rien du tout ne se prend pas pour rien. La part du moi qui est ainsi surestimée, c’est la haine. C’est la haine qui est énorme. Cette démesure en négatif dit Freud, cette démesure de la haine, -qui touche le moi bien sûr-, cette démesure démoniaque laisse percer le narcissisme mélancolique. Abraham dit qu’il y a souvent chez le mélancolique quelque chose de Faust. Un des plus grands textes de la littérature, c’est Faust. Le pacte avec le diable. A Louvain, il y a un prof, qui est mort maintenant, qui a consacré toute sa vie à un petit texte de Freud sur un peintre « La névrose démoniaque au XIXème siècle ». C’est un tout petit texte d’une dizaine de pages. Et ce prof a consacré toute sa vie aux archives de ce texte. Quel était ce peintre, quel était son délire, et quel était ce pacte avec le diable, le contexte de Faust, quand Starobinski décrit Méphistophélès comme un grand mélancolique, c’est parce qu’il s’identifie au diable. Cette haine diabolique ! ça c’est le rapport de Abraham à la mélancolie. Cette ambivalence qui va aller jusqu’au délire démoniaque ! Voilà. C’est un peu plus clair qu’hier soir ?

On passe à qui ? Tellenbach ?

Cette pensée psychiatrique qui passe par la sémiologie chez Kraepelin, passe aussi par une méthodologie typologique. Et Tellenbach va constituer une méthodologie  centrée autour du type mélancolique. Mais qu’est ce que ça veut dire « type »? Son livre La mélancolie n’est plus édité. La première édition était en 1961 et la troisième en 1976. Il a aussi écrit un livre « Goût et atmosphère ».

Donc on va aller dans un monde qui n’est plus du tout un monde mécanique. On peut dire tout ce qu’on veut, que la logique psychanalytique est géniale, mais cela reste un peu mécanique. On va substantifier des termes et on va essayer de les associer l’un à l’autre par des mécaniques. La phénoménologie, elle, va essayer de rendre possible toutes ces mécaniques. Ils sont bien ces concepts, mais ils viennent d’où ? Qu’est ce qui les rend possibles ? On arrive dans cette zone-là. On doit faire un tour dans la tête et passer d’une pensée mécanique à une pensée de possibilité. Tellenbach fait la différence entre un symptôme et un phénomène. Il part d’un exemple très simple : le névrosé obsessionnel est hanté par la propreté et le symptôme est toujours le même ; par exemple il passe son temps à se laver. C’est un symptôme. Mais l’analyse phénoménologique met en évidence une intentionnalité tout à fait divergente du même symptôme. L’analyse phénoménologique n’explique pas le symptôme mais essaye de voir quelles sont ses possibilités. Dans un cas, c’est possible que cela soit pour éviter de salir les autres et dans un autre cas, c’est pour se débarrasser de la saleté qui est sur lui. Ce sont deux phénomènes très différents. C’est à partir de là qu’il fait la différence entre le symptôme et le phénomène. La phénoménologie étudie les phénomènes et pas les symptômes. Dans mélancolie et manie, Binswanger dit qu’il faut dépasser la symptomatologie. D’accord Freud, d’accord les autoreproches, l’absence de honte, d’accord l’objet perdu. Mais ce qui intéresse les phénoménologues sont les conditions de possibilité de la thématique. Ce qu’il va appeler la thématique. Ce qui se détache du thème pour nous ouvrir un autre espace. Dans un premier temps, on laisse les symptômes et on va étudier ce qui les rend possibles. Phénomène. L’analyse phénoménologique s’occupe des phénomènes. C’est ce qui est le plus souvent caché, l’intentionnalité est le plus souvent cachée : il ne peut pas s’empêcher de se laver mais on ne sait pas son intentionnalité. Le symptôme nous montre quelque chose qu’on est tenté d’expliquer parce qu’on a toute une conceptualisation d’avance, un modèle théorique, nosologique, comportementaliste, psychanalytique, etc. qui nous donne  un moyen pour interpréter le symptôme. Je ne peux pas arrêter de me laver. Le comportementaliste va donner un sens complètement différent d’une approche psychanalytique ou interactionnelle ou je ne sais pas quoi. Donc, le symptôme qui nous tombe dessus est interprété selon une afférence diagnostique. Cela n’intéresse pas la phénoménologie. Elle étudie seulement le phénomène. Ce n’est pas un indice de maladie comme dans la symptomatologie mais c’est une manière d’être qui est directement liée à l’expérience phénoménologique. Ça, c’est la première chose, la différence entre symptôme et phénomène.

Deuxième chose : Tellenbach va approfondir un vieux concept qui reprend Platon, Aristote, il reprend cette idée fondamentale, la physis et il va donner ce concept profond qui englobe tout : l’endon. Qui va donner endogène. Pourquoi il fait cette sorte de métaphysique ? On lui reproche. Comment ! Tu fais de la philosophie, tu ne fais pas de la clinique. Il dit qu’il utilise ce terme car toutes les explications somatiques, biologiques, psychologiques, psychanalytiques sont insuffisantes. Parce que cela ne peut pas expliquer la globalité de la maladie. Il constate que Freud, dans « Deuil et mélancolie », en faisant un tableau de la symptomatologie de l’être humain dans un état dépressif n’explique pas. Il n’explique pas pourquoi le dépressif ne peut pas se lever et fait la fête le soir. Il ne peut pas l’expliquer. Il le constate. Pourquoi il y a cette asthénie ? Pourquoi il y a cette lourdeur? Freud dit bien que la douleur, la joie, il ne peut pas l’expliquer. Tellenbach plaide pour une approche endogène, c’est à dire pour penser ensemble les modifications nycthémérales, c’est à dire les troubles de rythme et les mécanismes psychiques. Le processus endogène, l’endokinèse, le mouvement de cet ensemble pour pouvoir penser tous ces phénomènes ensemble. La mélancolie de Tellenbach est un grand classique. Moi, je l’aime beaucoup.

Donc il reprend ce concept grec de physis, la nature d’Aristote et il traduit physis par endon pour décrire le processus comme source d’énergie, energeia, le processus de nature qui rend cohérent dans un ensemble le moi et le monde. On ne va couper le dedans et le dehors. En psychanalyse, souvent on coupe le dedans et le dehors. Il n’y a pas de coupure. Il y a toujours une réciprocité entre le dedans et le dehors. Chez Lacan aussi ! La bande de Moebius, c’est bien pour dire qu’il n’y a pas de coupure entre le dehors et le dedans. La mélancolie chez Tellenbach est une révélation de cette liaison originaire du moi et du monde et du monde et du moi qui se manifeste sous des formes spécifiques dans des situations spécifiques. On quitte le mot objet. On quitte la logique de l’objet et on passe à une logique de la situation. Il ne parle plus de l’objet. Oublions le mot objet. Et Lacan, il est mignon avec son objet a ! C’est une trouvaille mais… pfff… il faut chercher sa queue à l’objet a, hein ! Là, la phénoménologie dit fini l’objet ! Fini ! On parle de la situation. Et bien, ces formes et ces situations est ce qu’il appelle endogène. Cette liaison originaire du monde et du moi se montre dans la mélancolie sous des formes spécifiques dans des situations spécifiques. Ça, c’est la deuxième chose. Première distinction symptôme/phénomène, deuxième distinction, objet/situation. Bon, c’est ainsi que j’ai abordé la mélancolie. C’est un livre difficile et je l’ai abordé ainsi pour que vous puissiez le travailler, le concept d’endon.

Troisième chose : la description d’une structure typique. Le type mélancolique qui vit dans des situations caractéristiques, on donnera des exemples, ces types mélancoliques qui ont un vécu qu’il ne faut pas bouger. J’anticipe : quand vous travaillez en psychiatrie ou dans la santé mentale, toutes ces conneries, on entend : « on a un projet pour lui ! Il va se déplacer. Il va venir à un atelier. ou si on est un peu pervers, il a 25 ans, il pourrait sortir de la maison familiale, de la niche, il faut qu’il déménage ! ». Aaaah. Quand quelqu’un est touché par le type mélancolique, attention ! Il peut là, glisser inévitablement vers un état mélancolique. Et Tellenbach  dit que deux concepts sont importants : situation et type. Qu’est ce que la situation ? Comment dit-on que l’homme n’est pas un objet mais en situation ? L’être humain est lié aux autres par être en situation de. Une relation originaire entre une personne et le monde qui n’est pas statique et qui produit. La relation est une production constante de l’être au monde. En français, ils ont forcé le mot : l’être au monde situationne constamment le monde. Il n’est pas objet, il situationne toujours. Et cette situation qu’il situationne, elle est vécue. Et Tellenbach dit que la vie humaine et une succession permanente de vivre des situations. On utilise ce mot tout le temps et on ne s’y arrête pas. La phénoménologie le fait et s’arrête sur les mots qu’on utilise souvent et auxquels on ne fait pas attention. « Il est dans une situation difficile ! ». Si on fait attention, on peut voir que l’on utilise énormément  ce mot « situation ». Il dit : « la situation du type est quelque chose qui se laisse appréhender comme produit par la typique d’une personne. » dans le commerce les uns avec les autres, comment je peux situer le par rapport à l’autre ? Parce que sa situation est typique. Le type constitue le contexte de renvoi aux autres hommes comme telle ou telle situation de telle ou telle personne. Je cite Tellenbach : « Le type situationne ceux-ci selon leur spécificité propre. » Cela arrive, quand on dit qu’on reconnaît telle ou telle personne à sa façon de marcher, à son pas. Il n’a même pas besoin de parler. On le reconnaît. C’est typiquement lui. Le « typiquement » renvoie à la situation du sujet d’être au monde.

LJ : est ce qu’on peut parler de singularité ?

ML : c’est plus large, car la singularité, on ne peut pas en faire un ensemble. Le type situationne selon leur spécificité. Tout le monde est singulier mais ce n’est pas pour autant qu’on peut le nommer. La méthodologie de la typologie renvoie aux autres. De se situer dans un ensemble. Et la connexion entre type et situation se montre, dit-il, dans deux mécanismes fondamentaux de la mélancolie : l’includence et la rémanence regroupés dans le mot intraduisible, je ne sais pas comment ils l’ont traduit… ordentichkleit, l’esprit d’ordre. Ordentichkleit est le mot fondamental, difficile à traduire : c’est quelqu’un qui vit selon un ordre dans le temps et dans l’espace mais aussi la manière. Il vit selon la morale. Il faut vivre comme il faut. Il faut s’adapter aux convenances, selon le sens du devoir. « Mets-toi correctement à table. Quand on est en famille, tu peux laisser rouler ton tracteur sur la table, mais quand il y a des gens qui viennent, il faut être convenable. Les convenances c’est pour le public. » « Je ne comprends plus rien. Pourquoi faut-il être comme ça quand quelqu’un vient ? Est-ce le représentant de la morale ? Il y a le représentant des machines à laver et le représentant de la morale. ! » Pour le petit, c’est quelque chose ! Cela s’apprend mais ne se comprend pas. Le texte de Maldiney, Comprendre,  parle de ça : il y a en nous, dans notre vie, une césure, entre apprendre et comprendre. J’apprends des choses que je ne comprends pas. Et je peux demander à mes parents, mais ils sont bouche bée : « c’est comme ça ! Tu te tiens droit quand les grands parents viennent ! ». Tout cela est inclus dans le concept ordentichkleit.

Au niveau de l’espace, Tellenbach dit qu’il y a une tendance au maintien de tout ce qui est donné : le d-. Il y a quelque chose qui est là, qui est donné. Vous êtes mariés, vous êtes heureux. Qu’est ce que vous avez encore à faire dans votre vie ? Le garder ! d- ! Retenir, garder, conserver. Cette tendance à maintenir ce qui est donné. Ce peut être toute la vie. Et quand il y a un mort ou une maladie dans une famille où je m’épanouis, ça peut glisser vers la mélancolie. Donc, quand on travaille en clinique, c’est très important de toujours tenir compte de la situation qui peut changer d’un jour à l’autre.

Au niveau du temps, ce sont des gens qui sont des fanatiques du programme. Le goût de ce qui est programmé, de tout ce qui peut se programmer. En 1961, il donne l’exemple prophétique des programmes de télévision. Depuis les années 60 ils se sont multipliés ! Enormément ! Il y en a maintenant une quarantaine. On les trouve près de la caissière dans les supermarchés. Et ça touche profondément l’esprit d‘ordre, l’ordentichkleit. Donc ils vont jouer avec ça, et ça produit des conneries ! J’ai demandé à la caissière : mais vous en vendez combien ? Elle m’a répondu : énormément ! Et il paraît qu’il y a une lutte terrible pour celui qui sera proposé juste à côté de la caissière. Vous ne vous êtes pas aperçus ? Et bien, je crois que si on veut faire de la recherche clinique, ce sont les endroits où il faut aller, où les gens sont en situation. On ne va pas étudier quelqu’un mais on va étudier le vécu dans telle ou telle situation. Et quand on regarde des personnes qui vivent leur petite vie dans leur petite maison, on n’a pas à juger, il y a toujours tout près, la télécommande et un programme TV. Ça fait de l’ordre dans leur vie. C’est ça le travail clinique ! Il dit ça en 62, Tellenbach ! Cet esprit spéculatif, il était un homme très grand, imposant, sérieux. Et il racontait ces histoires là au bistrot, il prenait un Schweppes… il avait un humour… Chaleureux, très chaleureux, timide, et qui raconte qu’il avait été voir des caissières de supermarchés pour demander… et moi j’étais jaloux, et j’ai fait la même chose. Et c’était aussi pour organiser à La Borde un atelier télé et pour ne pas qu’il y ait le soir la bagarre pour regarder les programmes. Il y avait un petit gamin que je suivais, et son paroxysme montait, montait parce qu’il cachait la télécommande… la dernière fois, je lui ai dis : je vais trouver pour toi, pour Noel, une télé doudou. Mais je n’en ai pas encore trouvé. D’ailleurs, j’en profite pour vous demander : est-ce que vous savez où je pourrais trouver une télé doudou ?

GP : il te faut aussi un plaid… et un oreiller…

ML : oui, c’est ça que je cherche… allez tu me le donnes

Public… rires

ML : donc l’esprit d’ordre au niveau de l’espace et du temps donne aussi d’autres traits de ce type mélancolique : un degré élevé d’auto exigence, bien sûr. C’est une sur-identification au rôle social, professionnel, ou intime. Il n’y a pas de distance entre le moi et le rôle. Il n’y a rien de pire pour quelqu’un qui est touché dans cette zone de la vie de l’esprit et de l’ordre, il n’y a rien de pire que d’être dans la solitude. Il n’y a rien de pire parce qu’ils ne peuvent pas s’identifier à un rôle. Ils sont seuls. La vie du type mélancolique est donc, dit-il, une vie qui est soumise au travail, au devoir et à une conscience morale pour garder l’ordre pré-donné. Le travail, le devoir, la conscience morale sont les gardiens de l’ordre pré-donné. Que cela ne bouge pas. Si ça bouge, si il y a un changement, il y a peut-être quelque chose qu’il n’a pas bien fait. Il est en faute. Il y a chez ces types mélancoliques, toujours une menace de la faute. Ils prennent tout au sérieux. Et c’est par là qu’il aborde Kierkegaard. Il a écrit un livre sur Goethe et Kierkegaard pour préparer son livre sur la mélancolie. Il a fait une sorte de pathographie de Kierkegaard et de Goethe comme tous les deux types mélancoliques en disant que tous les deux prennent tout au sérieux. Il donne plein d’exemples. Et il y a le texte de Kierkegaard sur le sérieux. Il n’avait pas le choix de ne pas travailler. Il dit par exemple de Kierkegaard qu’il met en question toutes ses constructions de système qu’il brise. Pourquoi ? Pour délimiter autrement. C’est ça le sérieux. Tout ce que je vis doit être délimité. Avec des limites très précises. Et c’est là-dedans qu’il s’enferme dans les limites et c’est à l’intérieur de ces limites qu’il peut trouver un équilibre et une certaine indépendance. Je suis même indépendant de Dieu, dit Kierkegaard. Je suis dans la foi mais je fais des péchés pour montrer mon indépendance par rapport à Dieu. Parce que je l’ai délimité dans ma vie. Ce n’est pas celui-là, ce n’est pas celui-là, ni celui-ci… mais celui-là.

Donc cet équilibre et cette indépendance sont extrêmement fragile parce qu’il n’y a pas d’ouverture au changement. Et quand il y a un changement, c’est un changement pour pouvoir le délimiter tout de suite. Il n’y a jamais que des buts proches et il ne peut pas vivre dans la perspective. Ça, c’est la première grande chose,  c’est la grande auto exigence.

La deuxième tendance est la tendance à la communication symbiotique. Pour Tellenbach, communication symbiotique c’est faire pour autrui. Il fait pour autrui, il fait à la place de l’autre, pas comme un masochiste mais pour ne pas être en faute ou en dette. Si l’autre fait quelque chose pour moi, je pourrai lui être redevable. Non ! Pas de dette ! Surtout vers l’autre familial.

Alors, dette. C’est difficile en français. Pour nous c’est facile. Debet. Débit. Dans le sens financier. C’est dans ce sens là.

JA : parfois, on vient au secours des surendettés et on leur raye leur ardoise

ML : ça, c’est terrifiant pour le mélancolique. Toutes ces conneries sont terribles pour le mélancolique, c’est invivable.

GP : on n’en voit plus des mélancoliques !

ML : on n’en voit pas parce qu’ils sont trop proches. Ils sont là !

SD : ils sont partout !

(rires)

ML : ils sont là ! Viens un peu à La Borde. Il y en a qui tombent profondément malades et qui sont dans une souffrance suicidaire, dans une souffrance d’errance… comment se fait-il qu’ils n’arrivent pas à faire les formalités administratives ? C’est parce que leur spécificité typique est interpellée et ils ne peuvent pas faire les changements. Va à la préfecture pour faire ton passeport. C’est rien du tout mais c’est énorme ! Le type mélancolique qui peut glisser à ce moment là…

Donc, faire pour autrui ou ne pas rester en faute dans le sens du débit, et c’est une terminologie de Heidegger, une sollicitude particulière. J’assume à la place de l’autre toutes ses tâches. Tous ses besoins, tout ce qu’il a à faire… je le fais à la place de l’autre. Cette sollicitude, fürsorge, j’anticipe, la protention du souci. Tous ces traits reposent sur une double négation : ne pas être non-ordonné, ne pas être non-actif. Ne demande pas à un type mélancolique de ne rien faire aujourd’hui ! Rien faire ? Aaaaaah ! C’est une catastrophe. Ne pas être indifférent. Ne pas être non-parfait. Tu t’imagines la souffrance ?

Et c’est là que Tellenbach arrive avec les deux concepts : l’includence et la rémanence.

C’est quoi l’includence ? Les limites, comme on l’a dit, sont capitales et elles protègent de ce qui peut compromettre l’ordre. Le type mélancolique, et là on arrive petit à petit dans le paradoxe, dans la contradiction insupportable qui va amener la crise, et qui va glisser inévitablement à l’état mélancolique, donc, le type mélancolique doit être séparé de ce qui peut le menacer mais en même temps il exige la proximité des autres et la proximité aux autres. Et là, -c’est le noyau de son raisonnement et là il donne plein d’exemples-, cette antinomie interne est toujours dans un équilibre critique. Il est toujours plus ou moins en crise. Et la crise devient vraiment menaçante, peut exploser quand il s’enferme dans des limites qu’il aurait à dépasser pour réaliser ses autoexigences. Il ne peut pas arrêter de travailler et quand il travaille, il doit bien faire. Il est trois heures de l’après-midi, il a fini ce qu’il devait faire. C’est parfait. Aaaaaah… il reste jusqu’à 11h du soir. Pour pouvoir continuer ses autoexigences, il doit dépasser ses limites. Donc tous les jours, il y a une possibilité de crise. Donc il doit programmer, et on doit le laisser pour qu’il puisse programmer un travail jusqu’au soir. A La Borde, ce n’est pas grave si la vaisselle est finie à 5h. Enfin, ça dépend avec qui ! Si certains sont touchés par ce situationnel mélancolique, ce n’est pas grave s’ils finissent la vaisselle vers 5-6 h de l’après-midi. Ce n’est pas grave. Mais il y a des obsessionnels et ce n’est pas du tout la même chose que le type mélancolique. Ils veulent que cela soit propre à 2h parce que sinon les microbes vont se balader, jusqu’à 5 h ça va pas non ? Et il y a de la viande de porc qui traîne encore à 4 h de l’après midi et qu’on doit remettre le couvert à 7h, tu t’imagines le bordel ? Mais ça soigne le type mélancolique ! Ce n’est pas cher pour la sécurité sociale.

LFC : On pourrait dire que chez l’obsessionnel, il n’y a pas cette notion de sérieux ?

ML : oui, tout à fait. Exact ! Il y a cette délimitation mais pour ne pas tuer. Il ne faut pas laisser trainer les microbes, car ils peuvent tuer quand même, et en même temps, c’est ça que je veux, mais de façon cachée. Cette collusion, comme dit Freud, entre le désir et la mort. Je désire qu’il crève, mais quand même, non… ! Je ne peux pas le montrer ! Tout ce travail paroxysmal qui peut amener jusqu’à la crise.

C’est le phénoménologue Kuhn qui parle de l’includence et de sa pathogénie dans la dépression du déménagement. C’est un phénomène qui a été très étudié par Kuhn, Zutt, etc. : ils situationne le monde comme maison. Et s’y enferme en lui donnant de l’espace et en s’y fixant. Très sensible à ce qui est changement de maison, au déménagement, au changement dans l’aménagement. Dis-moi comment ta chambre est aménagée et je te dirai qui tu es. Qu’est-ce que le travail thérapeutique, le prendre soin de ? Ce n’est pas de creuser son âme, c’est mettre de l’ordre dans sa maison, dans sa manière de situationner son monde. Donc, on fait le ménage dans sa chambre. Et plus personne n’accepte de faire ça. Les infirmiers ne le font pas, les aides-soignants ne le font pas parce qu’ils donnent le bain, il faut des équipes d’entretien, des techniciens de surface, ou quelques âmes qui se dévouent pour faire le ménage, mais ça devient de plus en plus dramatique à La Borde. Il y a des gens qui viennent en stage et des gens les manipulent vite, ils sont superbement touchés et ils prennent le balai. Ou des gens passionnés…

GP : vous ne faites pas l’analyse des pratiques ?

ML : Mais justement ils en font trop. La pratique, c’est la pratique de la clinique et pas la pratique professionnelle. Et dans l’analyse des pratiques, on fait de l’analyse institutionnelle, et là, bien dis donc, bravo ! On peut en parler !

Il situationne le monde comme maison. Quand il déménage, il doit dépasser des limites de l’ordre de l’habitat, et cela ne passe plus. Ça, c’est l’includence.

La rémanence, au niveau du temps. Ça, c’est la phrase, superbe, peut-être la plus originale du livre de Tellenbach : la menace de rester derrière soi. De rester derrière ses exigences à soi, mais surtout de rester derrière soi. Il est dans tous les cas, dit Tellenbach, l’être en faute quant à ses exigences, en ce qui concerne l’autre, la coexistence avec l’autre, les tâches à faire. Il est toujours derrière. Trop tard, en faute ! Le sentiment de faute apparaît comme le facteur décisif de la rémanence. Qu’est ce que ça veut dire ? Il donne deux exemples. Le premier dans le domaine professionnel : où est-il structuralement toujours en faute ? Il doit être, – ça, c’est totalement spéculatif de la part de Tellenbach, mais on le reconnaît tout le temps dans la vie quotidienne-, il doit être constamment actif, sans jamais remettre au lendemain. La perspective du type mélancolique est limitée à la journée présente, mais il exige en même temps l’exactitude et la justesse de ce qu’il fait.

LFC : l’includence est à l’espace ce que la rémanence est au temps.

ML : oui. donc il est toujours dans cette antinomie et à un moment, ça explose et il glisse dans l’état mélancolique. Dans la relation à l’autre, il se fixe le devoir d’être correct, il se fixe la tâche d’assurer la vie de ses proches. Et là, la perversion de la société… les assurances-vie. Bien sûr que c’est une clientèle énorme les types mélancoliques ! Qui ne va pas à la banque se faire une assurance vie ? S’assurer la vie ? C’est à dire se fixer, dans une délimitation donnée, la mort ? Il se fixe donc la tâche d’assurer la vie de ses proches. Ce qui exige, entre autres, l’indépendance matérielle. « J’ai ma cagnotte sous ma couette, et personne ne sait combien et ma tendre épouse me soupçonne que je vais voir les putes, parce que je lui cache, mais cela est pour s’assurer que je pourrais payer demain l’hôpital ou les lunettes… et quand elle dit que je vais voir les putes… » tchack… catastrophe mélancolique. Il ne comprend pas.

Donc cela conduit à la surestimation de l’argent. Et toi, quand tu dis qu’il n’y a plus de mélancoliques, tu parles ! Ceux qui sont touchés, qui situationnent l’argent. Quand il tombe malade, c’est la première chose à laquelle il pense : mais comment assurer ? Comment je vais trouver un substitut de mon salaire ? C’est un souci ! Comment se fait-il qu’il n’y a pas de mélancolie en Afrique ? Il y a une solidarité qui se joue autrement ! Nous, on est des connards et on le sait même pas. Donc, conséquence, dit Tellenbach, cette menace d’être en faute, de ne pas être à la hauteur de l’autoexigence, peut faire passer du débit à la culpabilité qui ne peut pas être déchargée. Je suis toujours potentiellement en faute.

Par exemple : Combien je paye la nourrice, celle qui va s’occuper de ma famille ? Quand on s’en va, on ne sait jamais ce qui peut se passer. La baby-sitter, on devrait la payer une fortune. Mais quand même, on va chercher quelqu’un qu’on ne va pas payer très cher, ou alors on va demander à des amis qu’on ne va  pas payer… mais qu’on va payer quand même… Mais combien ? Pas le même prix qu’un ticket de cinéma ? Oh, peut-être quand même… on peut peut-être trouver un équilibre critique… je vais payer la nourrice 8 euros, 9 euros par heure et comme ça, on peut se permettre, comme couple de sortir au cinéma… voilà, cela le travaille toute la journée. Cet être en faute qui peut à certains moments se trouver en dette. La culpabilité ne peut jamais être déchargée, et elle est immanente jusqu’au délire parfois. Pour le type mélancolique, la faute même ne fait pas partie de la quotidienneté de la vie. Pourtant, ce n’est pas grave de se tromper, ce n’est pas grave de faire une connerie. Ça fait partie de la vie. On ne doit pas apprendre à faire des choses bien, on doit apprendre à faire des conneries. Ah, c’est rigolo les conneries ! La faute et la connerie sont immanentes à la vie. Pour le type mélancolique, non ! La faute est toujours transcendante, au delà de la simplicité de la vie quotidienne. J’aime bien cette approche. Donc le mélancolique rate la mort immanente qui fait partie de la vie, la mort comme sacrifice, la mort comme quelque chose où on ne peut pas tout faire, la mort comme finitude, la mort dans tous les sens du terme. Il rate ça. Je ne peux pas tout avoir. Il y a des gens qui ont plus d’argent que moi, mais ce n’est pas possible, comment ils font ? J’ai cinq enfants, je n’ai pas encore cinq appartements pour chacun des enfants. Aaaaah… donc, il y a la mort dans l’avoir. La mort ne fait pas partie de l’immanence de la vie. C’est pourquoi Tellenbach dit que c’est dans le suicide qu’il atteint ce dont tout le monde parle : la mort. Et c’est ça qui est terrible. Je n’ai accès à la vie, c’est à dire à la mort immanente que dans le suicide. Cette antinomie de la mort, cette antinomie du suicide. Comme je le disais tout à l’heure, le suicide, pour lui, c’est la vie. Et quand il est décidé, c’est impossible de le raisonner. C’est la raison pour laquelle, et j’avais donné l’exemple il y a longtemps mais je vais le refaire dans l’hommage à Maldiney, dans Ouvrir le livre, p 36, l’exemple de son copain Kuhn qui dit à un patient :  « je vous donne rendez-vous lundi, je vous propose d’aller à Paris ce week-end, allez dimanche matin sur le pont à côté du grand palais et s’il fait beau, il y a le ciel bleu et les nuages qui bougent, c’est un Rorschach vivant. Vous allez à pied jusqu’à Beaubourg voir l’exposition permanente de Mondrian ». Ce type l’a fait et il est revenu le lundi chez Kuhn en disant: « mais ça existe, un mouvement de la vie chez un peintre qui peut se condenser dans une immobilité mouvante ! J’ai découvert que la mort fait partie du mouvement de la vie condensée dans cette immobilité rayonnante de Mondrian ». Voilà il avait découvert la mort immanente dans la vie…

Bon, ça c’était Tellenbach.

Maintenant, on va voir Mélancolie et Manie de Binswanger. Je trouve ce livre le plus difficile au monde. Moi, je n’arrive pas à distinguer ce livre de ce qu’en a dit Maldiney. J’ai toujours lu Binswanger par le regard de Maldiney. Mais ça va. Je l’aime beaucoup. C’est facile. Quand je me suis mis à travailler Binswanger lui-même… pffff… Et j’avais demandé à Maldiney, je lui avais demandé à la fin de sa vie, mais enfin mon coco, les passages les plus difficiles de Binswanger, tu ne les commentes pas ! Et il me répondait : mais non, c’est trop compliqué. Voilà, c’est un défi et je vous fais part de ce défi là.

Ce n’est pas un texte clinique mais un texte méthodologique. Il a édité ce texte en 1960, il avait déjà 80 ans. Ce n’est pas le titre qui est important, Mélancolie et Manie, mais le sous-titre Etudes phénoménologiques. Il inscrit son texte dans son évolution de penseur. C’est un approfondissement de sa pensée à partir de la clinique, à partir de ce que ça lui fait d’être touché par les gens malades. Les gens malades il les connaît depuis tout petit Binswanger, à Bellevue, où il vivait avec ses parents, ses grands-parents. Là-bas, les petits, beaucoup plus qu’à La Borde, vivaient avec et entre les malades. Et il y a ce témoignage prenant, je trouve, à la page 30 : « durant toute ma vie, j’ai revu la figure gémissante et le regard profondément mélancolique de cette femme si nettement devant moi, que j’étais extrêmement surpris de constater, au cours de mes recherches, qu’au moment de son séjour je n’avais que dix ans. Que j’aie pu être si profondément impressionné par cette figure, par ce destin, vient de ce qu’encore enfants nous étions souvent avec nos malades et nous apprenions beaucoup sur leur histoire au travers des discussions des adultes.

Si cette figure humaine, en tant que première impression de la menace intérieure et extérieure qui pèse sur notre vie, a représenté un repère précoce de mon expérience au sens de la connaissance pratique de l’homme, maintenant à la fin de ma vie elle apparaît aussi comme une figure de réalité transcendantale objective du point de vue de mon expérience scientifique. Devant ce cas clinique de mélancolie nous ne posons donc pas la question de savoir comment la symptomatologie clinique et donc l’autoreproche mélancolique sont dérivables « des dominantes de la structure de personnalité », de la constitution caractérologique et morphologique, du tempérament, de l’hérédité, etc., -ce n’est pas  ma question, je vais plus loin que Freud- mais nous posons la question, qu’est-il survenu effectivement ici ?- Que s’est-il produit ici dans le survenir transcendantal du Dasein ?

J’ai dit « concentration extrême, ne comprend rien et essaye de suivre ! » (rires), avec mes excuses, pour moi-même, ce n’est pas évident.

Je donne brièvement quelques éléments de l’évolution de sa pensée : en 1930 il écrit son texte Rêve et existence. C’est là qu’il prend pour thème quelque chose qui a une objectivité délimitée, qu’on peut se représenter devant nous, comme un problème, la direction de sens. Le mot sens a trois couches : il y a le sens comme direction, dans quel sens je vais, le sens dans le sens de la signification, et le sens qui trouve sa base dans la structure sensorielle. Ces trois dimensions sont condensées dans direction-sens. Par exemple dans les rêves. Binswanger et la phénoménologie ne va pas s’arrêter aux associations des mots qui sont des contenus, il va détacher des mots l’espace dans lesquels ils fonctionnent. Et quel sens prend le mot dans les trois couches. Donc, il va thématiser dans des verbes moteurs, dans des mots qui ouvrent un mouvement, il va thématiser dans des contrastes : loin/proche, haut/bas, étroit/large, gauche/droite avec la signification haut/élévation par exemple, bas/la chute. loin/proche, proximité/distance.  Donc, il y a tout un travail de métaphorisation

Dans Rêves et existence et dans des ouvrages qui suivent, la différence entre la schizophrénie et la mélancolie, c’est qu’il y a trop de proximité, une surproximité dans la schizophrénie et dans la mélancolie, une non-proximité.

Deuxième étape dans son évolution : il y a les thèmes. Il y a le thème du reproche dans la mélancolie, la plainte. Il a été en dialogue permanent avec Freud avec des hauts et des bas. Qu’est ce qui est à thématiser dans ces thèmes et que Freud n’a pas fait, dit-il. Qu’est ce que le mélancolique thématise ? Il joue sur les mots, il y a quelque chose à thématiser, il y a quelque chose athématique, quelque chose qui rend ces thèmes possibles. Les conditions de possibilités de ces thèmes, qu’il va développer dans des textes de 35 dans la fuite des idées, dans les études sur la schizophrénie en 57, dans mélancolie et manie en 60 et dans  le délire en 1965. Donc il avait 85 ans quand il a une dernière fois essayé de trouver un espace en deçà des thématiques. Ce qui les rend possibles.

Comment, dit-il, inclure les thèmes, par exemple, le thème de l’autoreproche « si je n’avais pas… » « si j’avais fait ceci ou cela… ». Vous connaissez l’exemple : un dimanche après-midi, il fait beau, on prend le petit train jaune avec des amis, et je propose à quelqu’un de changer de place dans le compartiment. Deux minutes après il y a un accident, et celui qui a changé de place est  mort. « Si je n’avais pas proposé l’excursion », ou bien – « si seulement il n’avait pas changé de place avec mon mari » etc., etc. du si, du si ne pas, du « si j’avais » « si je n’avais pas ».  Comment inclure les thèmes des autoreproches dans les conditions de possibilité s de ces thèmes ? C’est ça la question.

Comment il travaille ? Il avait toujours comme base de travail Husserl. Il est ensuite passé au Dasein de Heidegger. Les existentiaux du Dasein, les thématiques, les caractéristiques pour ainsi dire brièvement de l’existence humaine, l’existence humaine qui est marquée par le souci, par l’angoisse de mort, par la facticité. Je suis là et pas ailleurs. Comment arriver à être là et pas ailleurs ? Comme ce patient que nous avons vu hier après-midi : mais comment ça se fait que je suis ailleurs ? Il y a des moments où je suis déconnecté ! je suis ailleurs ! oh là là ! Comment me rattraper  et redevenir là ? Qu’est ce que ça veut dire l’être-là ? Le Dasein ? A partir d’ici, je suis là ? A partir de là, je suis ici ? Toutes ces thématiques là…

Donc il passe de Husserl à Heidegger et il revient sur Husserl. Il passe de la Daseinanalyse à l’analyse de l’existence humaine tout court d’Husserl dans un texte extrêmement difficile : Logique formelle et logique transcendantale. Moi, j’ai essayé et je suis trop bête et je ne le comprends pas et je l’ai abandonné. Et je me suis facilité la vie avec un texte auquel il se réfère : c’est un texte de Szilasi qui était un assistant de Heidegger et Husserl : Introduction à la philosophie de Husserl. Et il se réfère lui aussi à un texte de Fink que j’ai commandé par Amazon et auquel je ne comprends rien : Introduction à la 6ième méditation cartésienne de Husserl.

Bon. Je lis ce texte de Szilasi  « Pendant que je parle, donc dans la présentation, j’ai déjà des protentions, sinon je ne pourrais pas terminer la phrase – on pourrait traduire dans Lacan, avec les points de capiton etc., ce serait peut-être plus accessible, mais laissons tomber et continuer avec Szilasi– de même, je dispose, dans le « pendant » de la présentation, également de la rétention, sinon je ne saurais à propos de quoi je parle. D’accord ? Binswanger, pour nous faire comprendre, reprend souvent cet exemple simple de Szilasi. Il dit : Tout trouble, toute maladie renvoie à une forme essentielle d’intentionnalité. AAAH ! Donc il y a une forme essentielle d’intentionnalité qui correspond à la schizophrénie, il y a une forme essentielle d’intentionnalité qui correspond à la mélancolie, il y a une forme essentielle d’intentionnalité qui correspond à la dépression, il y a une forme essentielle d’intentionnalité qui correspond à la névrose obsessionnelle, à la manie. Et la forme essentielle de l’intentionnalité consiste dans sa mise en forme. Ce qu’il appelle aussi la forme constitutive. Constitutive n’a rien à voir avec la constitution mais avec ce qui la constitue, ce qui met en forme. D’accord ? Il part de Cécile Münsch[1]. « si je n’avais pas ». Et là, il dit : « Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut se référer à Husserl Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. » (Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewußtseins). Quand Husserl parle du temps, c’est beaucoup plus logique qu’une description des caractéristiques du temps de Heidegger. C’est la conscience intime du temps et pas ses caractéristiques. Comment la conscience a conscience du temps ? Le pas historique marqué par cet exposé apparaît dans le fait qu’Husserl comprend « le temps » à partir de l’intentionnalité, plus précisément qu’il développe sa recherche dans la constitution, dans la mise en forme de la conscience subjective du temps, de l’objectivité temporelle. C’est quoi ? Ce n’est pas le temps objectif. Ce n’est pas le temps de l’horloge. L’objectivité temporelle n’a rien à voir avec ça. Il va à partir de l’intentionnalité vers la mise en forme des objets temporels intentionnels. Qu’est ce qui met en forme le passé, le présent et l’avenir ? Je suis dirigé vers l’avenir à partir du passé. Je ne m’occupe pas de ça mais de ce qui les rend possibles, ce temps divisible en passé, présent, à-venir. Il s’agit donc de mettre en évidence les vérités aprioriques qui appartiennent aux moments de la mise en forme de l’objectivité temporelle. Quels sont les moments aprioriques de l’objectivité temporelle ? C’est ça la conscience intime du temps. Je dois découvrir les vérités aprioriques, à la Kant, de l’objectivité temporelle. Ça va ?

Husserl désigne les moments structuraux intentionnels constitutifs des objets temporels, avenir, passé, présent, comme protentio, retentio et præsentatio. Normalement ces moments s’intriquent constamment entre eux et se retrouvent ensemble autour de la structure du « à propos de quoi  » (Worüber), du thème actuel. A propos de cet accident de train, se constituent ces vérités aprioriques de l’objectivité temporelle, passé présent avenir, cette mise en forme, c’est quoi, qu’est ce qui va émerger, pourquoi je suis collé au passé ? ça ne sert à rien de dire que le mélancolique vit dans le passé, que l’avenir est barré parce qu’il se retrouve dans le passé, que le présent est submergé par le passé qui ne peut pas aller vers l’avenir. Cela ne sert à rien de dire ça.

Il s’agit donc pour nous de dévoiler les « modes déficients » de ces trois dimensions protentio, retentio et præsentatio et de leur interaction. Cela est naturellement tout autre chose que de constater que les mélancoliques « n’arrivent pas à se détacher du passé », « collent au passé », « sont entièrement dominés par le passé », tout autre chose que de constater qu’ils « sont coupés de l’avenir », « ne voient aucun avenir devant eux », ou encore que  pour eux « le présent ne signifie rien » ou « qu’il est totalement vide ». Nous ne devons pas partir non plus de la douleur à propos de la mort du mari,-Freud, ce n’est pas la peine de te casser la tête sur le pourquoi de la douleur– ni de la « figure gémissante » que prennent ici la patiente et cette douleur elle même car ce sont des données « intuitives » (einfühlbar) – que je peux ressentir-. Je disais bien que quand il était petit, il a été marqué toute sa vie par cette figure gémissante, toute sa vie, il était marqué. Non je ne dois pas partir de ces données intuitives, qu’on peut ressentir et qui sont acquises dans la connaissance pratique de l’homme. Ce qu’il a fait pendant longtemps. Il en va différemment de l’autoreproche permanent d’être coupable. … Même si nous pouvons encore « pénétrer par intropathie » cet autoreproche nous ne pouvons plus le faire – et ça, c’est nouveau !-  pour ce qui s’y impose cliniquement pour nous comme mélancolique.

Il y a aussi des autoreproches dans la névrose obsessionnelle. Ça, on l’avait dit. L’explication de Freud et d’Abraham ne suffit pas pour vraiment saisir à sa racine cette possibilité de cet autoreproche « si je n’avais pas ». L’exemple le plus clair, c’est David Bürge[2] : « si je n’avais pas versé cette caution » et une fois que la caution est versée et donc que le problème semble résolu, ça ne sert à rien, rien n’est résolu parce qu’il reprend avec une autre thématique. Donc, ce n’est pas le thème qui est important en soi. Je dois aller plus loin. Qu’est ce qui fait que je ne peux pas me détacher et que je reste dans cette vérité apriorique de l’objectivité temporelle ? ça va ? Quand j’en parle pour la 10 millième fois, dans ma tête, ça devient plus clair.

En tant que psychose, la manie et la mélancolie sont tout aussi peu pénétrables sur le fondement de la connaissance pratique que la schizophrénie. N’essaye pas de comprendre. Mais il n’en résulte nullement, comme ce serait le cas chez Jaspers, qu’en tant que non pénétrables (…) et par là non compréhensibles elles pourraient et devraient être seulement expliquées causalement ou génétiquement. Ces études prouvent le contraire.

Alors, comment je peux articuler ces conditions de possibilités ? Si vous avez compris jusque là, c’est bon.

Dans le discours, « si je n’avais pas proposé l’excursion » ou alors dans le cas de David Bürge « si je n’avais pas fait la bêtise d’assumer cette caution je ne serais pas tombé malade ». Il était persuadé de ne jamais récupérer son argent et par conséquent de devoir toujours rester malade… toute une années durant il se plaignit quotidiennement devant nous médecins de ce que sa dépression venait seulement du fait de s’être porté caution peu de temps auparavant d’une somme de 40 000F, somme considérable, mais cependant nullement ruineuse dans sa situation et ne pouvant conduire objectivement à un délire de ruine. Et donc, il arrive à, dans le discours, « si je n’avais pas fait la bêtise d’assumer cette caution », « si je n’avais pas fait ceci, cela ne serait pas arrivé»

Cela nous apprend que dans le discours du si, du si ne pas, si j’avais, si je n’avais pas, on passe du passé, présent, avenir, on passe à protentio, retentio, præsentatio. Ça veut dire quoi ? Il s’agit manifestement de possibilités vides. Et ça, c’est le point de départ de Maldiney. J’extrapole énormément, mais dans la mélancolie il y a un trouble du transpossible et dans la schizophrénie, il y a un trouble du transpassible. C’est extrêmement difficile. Mais, c’est à partir de là.

Donc, il s’agit manifestement de possibilités vides. En général, où il y a question de possibilités, je peux finir ma phrase. Une protention. D’accord ? Là où il est question de possibilités, il s’agit d’actes protentifs – le passé ne contient pas de possibilités. Mais ici ce qui est possibilité libre « si… » se retire dans le passé « si je n’avais pas… » . Donc, Maldiney va aborder ça par la linguistique de Gustave Guillaume. Dans la grammaire, -pas la grand-mère hein !, allez aide moi, comment on dit ?-, dans la grammaire même, il y a cette possibilité de se retirer dans le passé. C’est la grammaire même. Ça il le prouve avec Gustave Guillaume. Ça, je pourrai vous le faire, c’est plus quotidien pour moi, mais il faudrait toute une journée.

Là, Binswanger, il ne parle pas de ça. Il dit : ce qui est possibilité libre se retire dans le passé. Cela signifie que les actes protentifs constitutifs doivent devenir des intentions vides. La protention devient de ce fait autonome dans la mesure où elle n’a plus de « à propos de quoi »,- l’à propos de quoi n’est plus en question, c’est pourquoi elle est interchangeable. Si la caution est payée, on peut dire, c’est résolu. Il passe tout de suite à un autre thème. Et pour la femme Cécile Münch qui n’arrive pas à faire le deuil de son mari, elle n’y est pour rien dans cet accident, et pourtant, elle n’arrive pas à s’en sortir – la protention devient de ce fait autonome – dans une phrase, je dis et je suis lié par ce que je dis pour pouvoir terminer la phrase. Il y a une logique de la phrase. Je peux même la comprendre. Il y a de la communication possible si les vérités aprioriques marchent. Je peux comprendre cette phrase.  Là, non. La protention devient autonome. Elle n’a plus rien à voir avec l’ « à propos de ». Plus rien qu’il lui resterait à « produire » si ce n’est l’objectivité temporelle du vide « à venir » ou du vide « en tant qu’avenir ».

Quand la possibilité libre se retire dans le passé ou plus exactement quand la rétention se confond avec la protention, on ne débouche plus sur un « à propos de quoi » authentique mais seulement sur une discussion vide. Ceci est le signe qu’avec l’altération de la protention, le « processus » tout entier, le caractère tout entier de flux ou de continuité non seulement de la temporalisation, mais de « la pensée » en général, est altéré !

Ce n’est pas seulement le temps mais à partir des vérités aprioriques du temps que l’ensemble de la vie qui est altérée. De ce point de vue la mélancolie est une maladie bien plus « grave », une altération « bien plus profonde » que nous ne le supposons généralement au vu de sa curabilité.

Et quand j’ai dit hier soir, avec l’exemple de David Bürge, que les thèmes étaient interchangeables, donc qu’il y a avait quelque chose en deçà des thèmes. Tout ce qui se dit n’a de place nulle part.

Voilà, ça c’est ce qui est le plus important. Ça va ? Vous avez suivi la ligne ? Oui, c’est compliqué. Cliniquement, ça ne sert à rien de discuter avec les mélancoliques.

GP : comme avec tout le monde.

ML : non.

GP : essaye de convaincre l’autre et tu verras ce que ça donne.

ML : c’est vrai.

[1] Le cas Cécile Münsch : patiente mélancolique suite à la mort de son mari dans un accident de train. Le point central de ses plaintes était qu’elle avait proposé l’excursion au cours de laquelle l’accident avait eu lieu.

[2] Patient de 45 ans, commerçant qui toute une année durant, se plaignait devant les médecins de ce que sa dépression venait seulement du fait de s’être porté caution peu de temps auparavant.