Philippe Lekeuche
Philippe Lekeuche

Delimitation de la toxicomanie essentielle           Philippe Lekeuche

Une toxicomanie n’est-elle qu’un symptôme parmi d’autres possibles d’un trouble psychique plus profond ou bien constitue-t-elle une maladie, une entité nosologique à part entière? La réponse n’est pas simple et ne va pas de soi. Cette même question fut jadis posée à propos de l’épilepsie et de la crise épileptique avant qu’on ne rejette celles-ci dans les enclos d’une certaine neurologie réductionniste (toute neurologie ne l’étant pas nécessairement). Pour ce qui concerne la toxicomanie, les auteurs ne sont pas d’accord entre eux. Certains auteurs ne voient dans la prise de produit qu’un symptôme clinique relevant d’une problématique soit psychotique, soit névrotique, soit perverse. D’autres, au contraire, croient pouvoir repérer et décrire une organisation psychopathologique spécifique de la toxicomanie (Geberovich). Szondi pose avec son schéma pulsionnel un premier jalon de réponse. Ainsi, son facteur épileptique e, en tant qu’il constitue une “catégorie psychiatrique” (Schotte), est là pour nous indiquer que l’épilepsie révèle pathoanalytiquement un problème anthropologique universel, constitutif de l’humain, ainsi que Freud l’avait déjà explicité dans son analyse de la crise épileptique, problème génialement soulevé bien avant lui par Dostoïevski dans son roman “Crime et Châtiment” : a-t-on ou non le droit de tuer son prochain et/ ou de se supprimer soi-même ? Le génie de Szondi est de nous avoir fourni le radical pulsionnel irréductible qui se trouve au travail dans l’épilepsie comme dans tout questionnement éthique : la tendance caïnesque à (se) tuer : e-. Mais revenons au problème nosographique posé par la toxicomanie. Dans la perspective d’une nosographie structurale articulant des catégories et ne juxtaposant pas simplement des classes (Schotte), Szondi se montre, en matière de toxicomanie, aussi éclairant qu’il l’avait été pour la question de l’épilepsie. En effet, son schéma pulsionnel affirme l’existence du facteur maniaque m qui renvoie à la fois à lamanie de la maniaco-dépression (Manie) et à celle de la “toxico-manie” (Suchtigkeit). Dans son traité de pathologie pulsionnelle (“Triebpathologie”, pp. 415-431), Szondi décrit la pathogenèse spécifique de la toxicomanie et il en isole le radical pulsionnel universel : m+, la tendance à s’accrocher, tendance pulsionnelle qui ne concerne pas seulement les toxicomanes toujours préoccupés, comme ils le disent eux-mêmes, de “décrocher’: du produit. · Cette tendance pulsionnelle à s’accrocher à tout ce qui nous supporte, et nous permet de nous supporter, est à l’oeuvre dans tout homme car tout homme est toujours confronté à la question de la séparation, la vie étant ainsi faite comme l’écrit Rilke: “So leben wir und nehmen immer Abschied” (” Ainsi vivons-nous, toujours pris dans l’adieu”). Bref, pour Szondi, la toxicomanie peut constituer une maladie à part entière dont la portée ou la teneur anthropologique concerne tout un chacun à des degrés divers.

 

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