La personnalité des voyants

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LA PERSONNALITE DES VOYANTS    Jean MELON, Pascal GREGOIRE, Martine STASSART.

Les voyants perpétuent la tradition des devins et des oracles dans une société, la nôtre, qui, pour s’être convertie au rationalisme depuis deux siècles, n’est certainement pas plus rationnelle qu’une autre.

Si le rationalisme, en tant qu’idéologie aujourd’hui dominante, condamne les voyants à une marginalité définitive, leur succès ne faiblit pas, bien au contraire.  Les voyants font partie de la vie quotidienne de l’homme de la rue et il n’est pas rare de voir l’homme d’affaires, le médecin et l’ouvrier se côtoyer dans leur salle d’attente.  Il n’y a probablement pas de profil particulier des sujets qui consultent les voyants.  Tout psychanalyste sait d’ailleurs par expérience que ceux qui se réclament du positivisme scientiste le plus pointu sont souvent les mêmes qui, par un retour vengeur du refoulé, versent dans les explications les plus délirantes. Tout responsable de bibliothèque publique peut confirmer par ailleurs que les seuls livres empruntés en permanence sont ceux qui traitent d’occultisme, parapsychologie et autres phénomènes dits surnaturels.

Cependant, on peut vérifier facilement que les explications irrationnelles ordinairement fournies à propos de la voyance sont toujours aussi nombreuses et vivaces qu’autrefois. Il y a lieu de s’en étonner. Le fait n’est pas tant lié à la nature même du phénomène qu’à l’attitude de mépris et de rejet du monde universitaire et scientifique à cet égard.  Le “besoin de croire” et l’éternelle angoisse générée par l’inconnaissable et l’incertitude de l’avenir font le reste du côté de la population générale. Pourtant les fondateurs de la psychologie moderne, de William JAMES à Sigmund FREUD, n’ont pas dédaigné de s’en occuper. FREUD ne considérait pas la voyance comme un phénomène pathologique. A la page 462 de l’édition française de l'”Interprétation des rêves”, il écrit :   “Pour les hallucinations de l’hystérie, de la paranoïa, pour les visions des normaux, je puis donner une explication :   elles correspondent effectivement à des régressions, c’est-à-dire qu’elles sont des pensées transformées en images, et seules subissent cette transformation les pensées qui sont en relations intimes avec des souvenirs réprimés ou demeurés inconscients”.

Les études sérieuses réalisées jusqu’à ce jour sont peu nombreuses et leurs résultats souvent contradictoires. La question de la voyance conserve son aura d’étrangeté et d’irrationalité. Polémique, le sujet rend le travail du chercheur difficile voire dangereux parce que a priori suspect de parti-pris positif ou négatif. En ce qui nous concerne, l’étude que nous avons réalisée avait pour seul objectif une meilleure compréhension des mécanismes psychologiques en jeu chez les voyants. Nous limitant à cette facette du problème, nous avons tenté d’éviter les pièges du mépris autant que ceux de la fascination.

METHODOLOGIE

            Nous avons utilisé les outils suivants :

-L’entretien semi-directif centré sur trois grands thèmes :

                        la présentation de la personne et de son histoire;

                        la voyance: les premières manifestations et leurs conséquences;

                        l’exercice de la profession et les croyances du voyant.

-Le test de Rorschach.

-Le test de Szondi.

            L’échantillon est constitué de 12 voyants professionnels, soit 7 femmes et 5 hommes. Chacun nous a reçu au moins quatre fois, fréquence rendue nécessaire – mais aussi facilitée – par notre projet de recueillir quatre protocoles du test de Szondi.  Les résultats, d’abord traités de manière individuelle, sous forme d’analyse de cas, ont pu être synthétisés sur la base d’un profil général relativement uniforme dégagé par le test de Szondi.

RESULTATS au test de SZONDI

  Si on retient les réactions qui sont à la fois les plus fréquentes et les plus stables au long des quatre passations, on obtient le résultat global suivant qui peut être, “mutatis mutandis“, considéré comme le profil-type des douze voyants :

S P SCH C
h+ s- e0(-,+!) hy- k±(+/-) p- d- m+

 Les interprétations qui suivent, vecteur par vecteur, sont d’abord très générales, en accord avec les acceptions le plus classiques concernant les différentes réactions vectorielles. Ensuite, nous passons à une interprétation plus spécifique, inspirée par notre approche clinique des voyants.

Le vecteur du Contact (C) se caractérise par la fixation-régression au mode de relation primaire (d- m+) oral-fusionnel à l’objet. Une telle relation se nourrit de l’illusion que l’objet est impérissable. Elle s’enchâsse dans le fantasme originaire de régression dans le ventre de la mère.

Les individus d- m+ sont fixés au mode de relation le plus archaïque, ce qui n’implique nullement un attachement manifeste à l’un ou l’autre des parents mais signifie que quelque chose -une personne, une idée, une chose – est investi avec la même intensité que le fut le premier objet libidinal. Chez les voyants, le besoin de se cramponner intensément à un objet peut être si fort que chaque consultant est pour ainsi dire investi avec la même ferveur que le fut en son temps la mère, répétant et recréant ainsi une relation de type fusionnel où la communication s’instaure immédiatement, négligeant les embûches du dialogue.

La sexualité (S) est remarquablement orientée dans le sens de la passivité et, peut-être, plus spécifiquement, de la féminité, quel que soit le sexe anatomique du sujet. La configuration h+ s- renvoie classiquement à l’image d’un individu essentiellement demandeur et dépendant, peu enclin à rechercher activement un objet sexuel dans le monde extérieur. Cette attitude reflète un faible intérêt pour la conquête et la maîtrise des objets du monde concret, avec, corrélativement, une prédilection pour les objets -imaginaires- du monde intérieur. Autrement dit, la libido est introvertie, au sens freudien du terme, tournée vers les objets anciens (et perdus). L’association d- m+ h+ s- qui est, chez les voyants, la règle, est indicative d’une tendance passéiste et nostalgique majeure. Cette tendance régressive s’accompagne souvent, comme y insiste Susan DERI (1949), d’un intérêt proportionnellement accru pour l’activité de représentation conceptuelle-symbolique de la réalité tant interne qu’externe, aux dépens de la maîtrise et de la transformation effective de cette réalité. Ces sujets, pour le dire simplement, sont donc plutôt rêveurs. Dans le cadre de la voyance, cette disposition contribue à l’élaboration de toutes sortes de systèmes de croyances qui vont allègrement dans le sens du “wishfull thinking“.

Le vecteur Paroxysmal (P) est caractérisé par l’inhibition de l’expression immédiate des affects “érotiques” ; hy-est typique des sujets qui soit ne veulent, ne peuvent ou ne doivent pas exprimer leurs sentiments tendres d’une manière ouvertement perceptible. Ces personnes ont habituellement une certaine qualité de réserve affective et de pudeur qui est souvent contrebalancée par une vie fantasmatique intense. Ce qui n’est pas actualisé dans des conduites érotisantes est transposé dans l’activité imaginaire. Le contrôle de l’exhibition des affects peut être l’indice d’un surmoi sévère qui vient brider le besoin primaire de satisfaction narcissique exhibitionniste. Toutefois, hy- ne veut pas dire que le sujet n’éprouve pas le besoin de s’exhiber. Cette réaction indique plutôt que le besoin en question est ressenti comme ayant une valeur et une importance dynamiques spécifiques dans la structure de la personnalité, précisément parce qu’une décharge manifeste risquerait de la faire disparaître comme force dynamisante. Cela pourrait s’exprimer simplement de la manière suivante : “Je ne le dis pas (que je vous aime, que vous m’êtes sympathique etc.. ) parce que ce sont des choses qui ne gagnent pas à être dites. Comme les grandes douleurs, les grandes amours sont muettes”

La retenue dans l’expression de leurs propres affects est une qualité souvent avantageuse pour tous ceux qui, à l’instar des voyants, font profession de recueillir les affects des autres. Cela vaut évidemment pour n’importe quel psychothérapeute :   ne rien dire de soi ni sur soi, du moins explicitement, est la condition sine qua non pour que soit possible l’énonciation de paroles, toujours un peu oraculaires, qui ne doivent, idéalement, concerner que l’autre. A l’inverse, le thérapeute qui se dévoile, intentionnellement ou non, agit dans le sens de la démystification de son personnage.

La réaction e o signifie qu’il n’y a pas de tension dans l’aire de la révolte, du besoin de justice et des affects violents en général, ou bien, au contraire, que ces affects réclament d’être traités au fur et à mesure et sont effectivement déchargés à jet continu. Quand on constate,  dans notre échantillon,  la fréquence des réactions rageuses (e –) et plus encore,  le besoin tendu (e +!) de réparer,  faire le bien,  rendre service,  combattre pour la justice…,  si on tient compte enfin de la grande mouvance en e,  on est amené à considérer que le voyant est peut-être essentiellement un “paroxysmal épileptoïde” au sens particulier que Szondi,  se fondant sur une tradition antique,  attribue à cette disposition innée de se trouver au plus haut point concerné par la question du bien et du mal,  de l’injustice du sort et du malheur aveugle. En ce sens, les voyants sont des gens qui, comme ils le disent eux-mêmes, sont viscéralement révoltés par l’injustice du sort, n’y peuvent rester indifférents et prennent immédiatement parti pour tout qui vient leur demander secours. Ajoutons qu’ils ont un flair particulier pour repérer tous ceux dont les intentions ne sont pas pures. Mais ajoutons aussi qu’il ne serait pas étonnant qu’on rencontrât parmi eux des escrocs de haut vol puisqu’il est dans la nature de l'”homo epilepticus” de combiner – qu’on pense aux personnages de Dostoievski – en un seul être le meilleur et le pire, l’ange et le démon.

En ce qui concerne le vecteur du Moi (Sch), la position dominante p – est celle des sujets dont la pensée et les actes sont le plus en prise immédiate sur leur inconscient sans qu’ils puissent ou veuillent le reconnaître.  Ils sont donc doublement inconscients, c’est-à-dire inconscients du fait qu’ils sont agis par l’inconscient. La projection-participation p – désigne à son niveau propre, qui est celui de la pensée, la tendance à rétablir l’unité fusionnelle avec l’autre. Il n’y a pas un moi et un toi, il y a nous qui sommes tout et le tout qui est nous. Le moi ne veut pas exister pour soi, il ne veut être que dans la mesure où il est inclus dans l’autre. Cette position réclame l’abolition des frontières entre le moi et le non-moi, ce qui entraîne nécessairement un usage privilégié de la projection, mécanisme qui permet d’investir l’autre de son pouvoir propre, de ses désirs et de ses affects. Si la projection est au principe de la sympathie immédiate, elle suppose aussi la négation de l’autre en tant qu’être différent, du moins dans un premier temps car dans le second temps, négatif, elle tend à se représenter l’autre comme absolument différent et alors aussi absolument antipathique. On invoque donc à juste titre, à propos de p-, le processus d’identification projective décrit par Mélanie KLEIN. Ce mouvement psychologique totalement inconscient caractérise essentiellement l’aube de la vie psychique mais on le retrouve à l’état de traces plus ou moins agissantes chez tout adulte, même le plus sain. Ces traces peuvent très certainement étayer la capacité de voyance.

 Mais il serait pour le moins réducteur d’assimiler voyance et identification projective.

Le profil du moi magico (k+) -animiste (p-) s’oppose à celui du moi réaliste (k-)-rationaliste (p+). Il est intéressant de noter que la première configuration se rencontre communément dans les sociétés primitives alors qu’elle est rare dans les sociétés modernes. L’inverse vaut pour la seconde configuration.

 Que la voyance ait un rapport avec la pensée magique-animiste est peu contestable, mais il serait simpliste d’assimiler purement et simplement le voyant à un primitif.  La constellation k± p- signifie que le sujet continue de vivre sa relation à l’autre dans un climat d’indistinction identitaire où domine la projection participative. Mais le sujet est cependant très ambivalent vis-à-vis de ses tendances projectives. Tantôt il aspire en lui, introjecte ce qu’il projette en l’autre (k+ p-), tantôt il s’en distancie pour adopter une attitude plus critique au nom du réalisme adaptatif (k- p-). Le mouvement de va-et-vient entre l’une et l’autre attitude lui confère son caractère paroxysmal.

On sait que Szondi nomme paroxysmal le profil du moi Sch ±-. Le paroxysme naît ici de l’extrême tension accumulée dans le moi, en lui-même par lui-même, tension entre un besoin compulsif de toute-puissance magique (k+) et la tendance contraire (k-) à la contrainte adaptative commandée par le principe de réalité. A l’arrière-plan, toutes les positions de l’avant-plan sont généralement confirmées, excepté pour le vecteur P où ne se retrouve pas la constellation e0hy-. La réserve pudique cède le pas à la dramatisation et au théâtralisme ; c’est le flux d’affect hystériforme, l’exhibitionnisme, l’histrionisme ou la mythomanie, ce qui traduit le désir narcissique infantile de se faire valoir en se donnant en spectacle.

En résumé, le voyant reste fixé à un mode de relation objectale dominé par l’oralité fusionnelle. Cherchant à retrouver le bonheur mythique perdu, il adopte une position passive à l’égard de l’objet. Grâce à cette disposition passive, il se laisse facilement envahir par son patient. Parce qu’il est aussi réceptif que possible, il espère être aimé en retour. Il a la nostalgie de cette époque merveilleuse qu’est la petite enfance et son désir suprême est de retrouver cet état idyllique. Au niveau de la représentation de soi, il tente de rétablir l’unité fusionnelle avec l’autre. Le processus d’identification projective lui permet d’abolir les frontières entre le moi et le non-moi. Enfin, le besoin thérapeutique se manifeste à travers la réaction symptomatique eO, signe d’une décharge paroxystique qui renverrait selon nous à la transe. Celle-ci, que le voyant provoque à volonté, est le moment “critique” par où se réalise la communion télépathique avec l’autre en détresse. Cette compassion militante confère au voyant la vertu chevaleresque qu’il s’attribue.

Les positions pulsionnelles.

            Pour une approche plus globale de nos sujets, nous avons calculé les proportions respectives de leurs “positions pulsionnelles”. Si on examine l’ensemble des positions pulsionnelles en rapport avec la théorie des circuits pulsionnels introduite par SCHOTTE en 1975, on remarque habituellement que, étant donné l’importance des fixations m+, h+, e- et p- déjà mentionnées, les profils pulsionnels (MELON, 1984) font apparaître un pic dominant au niveau des positions premières dites contactuelles, et un deuxième pic nettement moins important au niveau des positions troisièmes dites “légalistes”.

            Cette répartition des positions pulsionnelles confirme la très forte prédominance du besoin contactuel de relation fusionnelle qu’on peut qualifier conjointement de pré-objectal, pré-sexuel, pré-ambivalent.

Cette tendance reste toutefois contenue par les digues “réalistes-légalistes” de la censure morale (hy) et rationnelle (k-) qui permet au voyant de se dégager et de se distancier facilement de ses perceptions hallucinatoires (k+) en niant (k-) qu’elles puissent avoir un quelconque rapport avec son propre désir ou qu’il soit animé par une quelconque envie d’embobiner l’autre (hy-).

            Ainsi, le contact, sitôt établi au niveau le plus fusionnel, est-il aussitôt coupé à un autre niveau. Il n’y a rien là d’extraordinaire : on passe simplement au client suivant. Pas de sentimentalisme donc ni de sensiblerie excessive, en dépit d’une forte tendance aux débordements affectifs.

            Les voyants dont nous parlons sont des professionnels, ne l’oublions pas.

Les formes d’existence.

            Nous avons également utilisé la méthode diagnostique des formes d’existence (SZONDI 1972, MELON 1975) qui vise à caractériser globalement chaque profil en essayant de ressaisir sa spécificité structurelle. Cette méthode doit être utilisée avec beaucoup de prudence si on veut éviter de retomber dans le travers inhérent à tous les tests projectifs, qui tend à pathologiser inutilement les données qu’ils mettent en lumière. Ainsi,  par exemple,  lorsque nous cotons “paranoïde projectif”,  nous repérons un phénomène qui est commun à la schizophrénie paranoïde et à la mentalité participative,  mystique et animiste telle que l’a décrite LEVY-BRUHL,  mais nous savons bien qu’il ne faut pas confondre un phénomène morbide et une disposition universelle,  potentiellement présente chez tout homme,  latente chez les uns,  manifeste chez les autres et pathologiquement -du fait d’une régression majeure – hypertrophiée chez quelques-uns que nous qualifions de schizophrènes. Au niveau du test de Szondi, la distinction entre la disposition “normale” et son accentuation pathologique n’est pas toujours évidente. Il en va de même au Rorschach :  un Rorschach typiquement “schizophrénique” peut se rencontrer chez des sujets normaux bien que, dans ce cas, la personnalité apparaît cliniquement structurée sur un mode psychotique prévalent, ce qui n’implique pas de connotation péjorative.

            Le diagnostic des formes d’existence fait apparaître que dans la quasi totalité des cas, quatre composantes majeures concourent à l’édification de la personnalité du voyant :  ce sont, par ordre d’importance et en tenant compte du VGP et de l’EKP, les formes d’existence épileptoïde (forme n°13 dans la classification de SZONDI), paranoïde- projective (2), adaptée- socialisée (16) et hystériforme (14). Comment articuler ces différents noyaux entre eux puisque nous postulons qu’ils doivent former une totalité cohérente et fonctionnelle ?

            La composante adaptée-socialisée de la personnalité des voyants indique qu’ils ont,  pour une part – et c’est ce caractère “partiel” de l’adaptation réaliste qui constitue leur essentielle particularité – ils ont le profil de l'”homme de tous les jours” (“Alltagsmensch” de Szondi) qui leur permet de participer de la manière d’être au monde la plus commune,  ce qui trouve son équivalent analogique au Rorschach à travers les notions de productivité faible associée à des scores A% ,    Ban % et  F+% relativement élevés. Les voyants, on le sait, sont en contact permanent avec l’homme de la rue, que ce soit le médecin, l’homme d’affaires, l’ouvrier ou la ménagère, et si toute la société vient frapper à leur porte, il faut qu’ils disposent d’une bonne capacité de contact et de communication indispensable à une certaine réussite sociale, voire à une réussite certaine, ce qui est le cas de tous nos sujets.

Le test de Rorschach met effectivement en évidence ce conformisme de la pensée, notamment à travers un A % et un Ban % élevés. Par contre, le F+% a tendance à plonger vers le bas. Au test de Szondi, cette adaptativité a un caractère compulsif qui se manifeste principalement, comme nous l’avons déjà signalé, par la conjonction de la censure morale (hy-) et du besoin de maîtriser obsessionnellement (k ±) une propension certaine à recourir à la pensée magique. Le mécanisme obsessionnel est mis en place pour tenter de contrôler un va-et-vient constant entre l’ivresse autistique liée au besoin de toute-puissance magique et la censure non moins impérative par la réalité.

Même leurs détracteurs les plus acharnés reconnaissent volontiers que les voyants ont une capacité exceptionnelle d’intégrer une multitude de données sensorielles qui ne franchissent pas le seuil de la perception chez la grande majorité des autres individus. D’où le caractère critique de cette configuration du moi  Sch ± – ,  toujours en lutte avec lui-même,  ce qui aboutit finalement au résultat que l’hypervigilance perceptive qui,  chez d’autres,   irait à l’encontre de la tendance visionnaire-hallucinatoire,  se met ici plutôt à son service et finalement la renforce.

            La composante paranoïde-projective rend compte du fait que le voyant franchit allègrement la frontière entre le moi et le non-moi ; il est assez compréhensible que de cette manière la projection apparaisse comme son mode de fonctionnement privilégié.

            Au test de Rorschach, deux sujets, Cat et Did donnent des réponses très caractéristiques de cette tendance classiquement cotée Abst(raite) ou Symb(olique). Exemple :   Cat,  pl. I:   “C’est un symbole,  qui dit qu’il va y avoir du renouveau,  qu’il y aura deux enfants mais une très grande éclaircie sur la personne. Cela peut correspondre pour moi à un nouveau départ, il y aura des enfants, ce seront des jumeaux. C’est un couple d’enfants, une naissance de jumeaux”. La confabulation est évidente. Autre exemple, encore plus significatif, Did,  pl. I. :   “Ah,  ça,  c’est bien,  je vois un avion,  un quadrimoteur,  je suis aux commandes,  c’est un B52”,  pl. IV:   “C’est un blason,  avec un côté monarque. Je suis le monarque qui va retrouver ses fonctions, c’est moi ça!” et pl. VII:   “Ca,  c’est beau,  c’est un de mes rêves,  c’est des jumeaux ou des jumelles,  c’est mon rêve de vivre avec eux”. Notons au passage que Cat et Did ont un Szondi particulièrement saturé en  profils participatifs.

 

szondi de Cat h s e hy k p d m
± -!! 0 + 0 ±   +
+ 0 ± 0 +
+ -! + + +
± 0 + + 0
szondi de Did h s e hy k p d m
+ ± 0 0 0   +!!
+ ± ± 0 0   +!!
0 + 0 0 +!
+! 0 0 0 +!

Quant au fantasme gémellaire, on ne s’étonnera pas qu’il soit fréquent chez les voyants puisque la gémellité sous tous ses aspects concrétise en quelque sorte leur idéal. Le mécanisme participatif-projectif permet au voyant d’investir l’autre de son pouvoir propre, de ses désirs et de ses affects. Comme il s’agit de désirs inconscients et comme on peut dire de ceux-ci la même chose que disait Descartes à propos du bon sens, à savoir que c’est la chose la mieux partagée au monde, on peut comprendre que le voyant, comme le paranoïaque, ne se trompe jamais puisqu’il pointe ce qui relève de l’universel inconscient. Mais il faut lui reconnaître, du fait de sa grande aptitude participative, une exceptionnelle empathie qui lui permet de deviner littéralement ce qu’il y a de singulier dans l’inconscient de l’autre. Tous les psychanalystes qui se sont intéressés à la voyance reconnaissent volontiers que les voyants accèdent de plain pied à un domaine, celui du désir et des angoisses inconscients, où eux-mêmes ne pénètrent qu’au prix d’un long cheminement. Bien entendu, pour un psychanalyste, ce n’est pas l’accès à l’inconscient qui compte le plus, c’est, comme pour l’alpiniste, le “travail” qu’on accomplit tandis qu’on chemine. Avec un hélicoptère, on peut atteindre le sommet d’une montagne en cinq minutes. L’escalader à mains nues est une autre affaire.

Un bon moyen de conserver le sentiment enfantin de toute-puissance de la pensée consiste à consolider la tendance projective par sa reprise introjective au niveau intellectuel. C’est une nécessité pour le voyant de croire à la réalité des processus de perception extra-sensorielle, à la télépathie, à la communication non-verbale et à tous les phénomènes qu’on désigne aujourd’hui par le vocable commode de parapsychologie.

Ce processus introprojectif de consolidation intellectuelle du “don” de voyance peut difficilement s’affermir et se maintenir lorsqu’il est en bute à la critique positiviste rationaliste comme c’est le cas dans une société moderne. La marginalisation des voyants dans notre société, exactement opposée au prestige officiel dont ils jouissent dans les sociétés archaïques, contribue sans doute à entretenir un certain fanatisme allié à un sentiment de persécution. Cependant, ces deux tonalités fanatique et persécutrice font partie intégrante de la tendance participative-projective puisque la projection matérialisante des forces endopsychiques, en quoi consiste précisément la tendance animiste, ne préjuge pas de la qualité bonne ou mauvaise de ces forces toute-puissantes.

On doit toutefois souligner que les deux positions extrêmes et opposées du moi, la position animiste Sch + – et la position rationaliste Sch – + ont toutes les deux quelque chose de fanatique. Celle qui se révèle être la plus fanatique des deux est, dans un contexte socio-culturel donné, la position minoritaire. Par exemple, en Afrique centrale, les rares documents qu’on possède à ce jour tendent à montrer que les sujets considérés comme franchement paranoïaques donnent plutôt Sch – +, ce qui est très rare dans la population africaine, le profil du moi le plus répandu chez les Africains étant Sch o -, + -. En Europe, c’est exactement l’inverse. Quand un fanatisme est devenu largement dominant, il n’est pas moins fanatique dans son fond mais il n’est plus perçu collectivement comme tel, ce qui est un phénomène bien connu en psychologie sociale.

 Sans doute chez la plupart des individus le moi ne renonce-t-il jamais totalement à la toute-puissance originaire et à l’illusion de posséder ou d’influencer le monde et le cours des choses, que ce soit par le recours à des moyens magiques ou par le moyen plus adapté d’un savoir empirique ou scientifique. Dans tous les cas, la censure par la réalité et la critique (k –) est ce qui empêche de tomber dans l’illusion ou le délire. Chez les voyants, une partie de la tendance fanatique consiste dans le besoin de croire, au moins partiellement, dans un reliquat de la toute-puissance originaire qui se traduit par la conviction qu’ils ont un “don “, ce dont témoigne à leurs propres yeux leur capacité visionnaire, même si parfois ils en doutent (k ±) et craignent de le perdre.

Cependant leur fanatisme s’oriente aussi dans des voies relativement socialisées grâce à un troisième facteur constitutif de leur personnalité :   la disposition épileptoïde. En effet, le test de Szondi a le mérite unique de faire apparaître que ces sujets déchargent facilement et de façon continue dans leur activité professionnelle un besoin profond de justice et de réparation. Ils sont, au plus haut point, préoccupés par les problèmes humains, par la question du bien et du mal, du droit, de la justice et de la paix. Les transes quotidiennes permettent de neutraliser le désir meurtrier lié à cette paroxysmalité caractéristique des épileptiques et, dans une moindre mesure, des hystériques. Dans l’optique psychanalytique,  on pourrait dire que les représentations liées aux désirs de meurtre qui sont à la racine de l’épilepsie (rage,  envie,  rancune,  vengeance,  jalousie et toutes les autres figures de la haine réactive que Nietzsche à décrites à travers son portrait de “l’homme du ressentiment”,  ce pourquoi sans doute il admirait tant Dostoievski qui a incarné ces “démons” dans tant de personnages),  ces représentations ont disparu du champ de la conscience mais le bouillonnement d’affects qui leur est associé ne s’est en rien modifié. Ainsi, la charge affective qui est attachée aux représentants idéiques de la pulsion, – et dans ce cas-ci il s’agit des pulsions mortifères-, va devoir trouver une destination et une issue viables, socialisées. En ce qui concerne le voyant, la transe représente à nos yeux son symptôme électif :  tel Saint-Paul sur le chemin de Damas, il est foudroyé par l'”esprit” qui le métamorphose en chevalier du bien, de la justice etc . .

Ce symptôme épileptiforme correspond à un mode de régression destiné à protéger le sujet contre un débordement d’affects meurtriers-destructeurs qui, s’ils n’étaient ainsi transformés dans leur contraire, c’est-à-dire mis au service du Bien, iraient dans le sens du Mal aussi bien en ce qui concerne le moi que ses objets.

 La retombée sous l’empire du processus primaire semble être la conséquence d’un événement traumatique survenu dans le cours de la vie du sujet, le plus souvent dans la prime enfance, et qui aurait entraîné une régression au tout premier stade caractérisé par le mode de relation fusionnelle. Cet événement traumatique peut revêtir des formes très diverses. Les informations que les voyants nous ont confiées semblent pouvoir étayer une hypothèse que nous avions posée au départ de notre recherche :   la voyance, comme révélation bouleversante, apparaît presque toujours dans la suite d’une dépression de l’enfance, elle-même consécutive à une séparation, un deuil, une maladie grave, une infirmité ou bien encore un sentiment aigu d’exclusion ou de solitude. Il est fréquent que le sujet ait expérimenté très tôt la position bien connue de l’enfant-thérapeute à l’égard de l’un ou l’autre parent.

La quatrième composante, celle qui correspond à la tendance hystéroïde, est surtout active à l’arrière-plan. Si nous assimilons la tendance hystérique au besoin de se faire valoir et de solliciter,  moins en séduisant qu’en charmant,  la faveur des puissants,  puisque Szondi nous invite à considérer que l’hystérique est avant tout un courtisan avide de respectabilité et de reconnaissance sociale,  il ne fait aucun doute que,  de ce point de vue,  le voyant,  en dépit de son désintéressement affiché et souvent bien réel,  est extrêmement sensible à l’opinion d’autrui et même par dessus tout à l’opinion de ceux qui les ignorent et les tiennent pour des naïfs,  des fous ou des charlatans,  c’est-à-dire les esprits “scientifiques”. En tant que psychologue universitaire, nous ne pouvions manquer de susciter chez eux une attitude typiquement “hystérique”, faite d’un mélange de demande d’amour et de réticence défensive :   “Je sais bien que vous n’y croyez pas, mais si vous acceptiez seulement un peu une fois de vous abandonner à mon savoir et à mon pouvoir, vous verriez qu’il n’y a pas que les vôtres. . . “

CONCLUSION

Dans la voyance, il y a certes cette régression à laquelle FREUD fait allusion dans l'”Interprétation des rêves”, régression essentiellement topique et formelle qui fait prévaloir le mode hallucinatoire de réalisation du désir inconscient sur la pénible acceptation d’une réalité égale à elle-même et donc le plus souvent frustrante.

Mais les voyants sont “normaux”, ils ne sont pas hallucinés en permanence, ce ne sont pas des paraphrènes. Le moment hallucinatoire se produit par la médiation d’une crise :   la transe. C’est un autre mode de régression qui se produit par là, non plus formelle mais libidinale ; l’enquête clinique, confortée par les données du test de Szondi, fait apparaître une dynamique pulsionnelle en prise sur un scénario fantasmatique assez précis : traumatiquement fixé à un mode de relation objectale archaïque qui l’incline à maintenir le lien fusionnel originaire, le sujet est hypersensible à tout ce qui, ultérieurement, viendra troubler la quiétude primordiale.

S’identifiant sans réserve au  présumé malheureux qui le consulte,  attribuant à celui-ci par le biais de l’identification projective,  un malheur intensément dramatisé,  faisant sien(introjectant) par ailleurs ce profond malheur et sa très foncière injustice,  le voyant l’affronte,  ange blanc contre diable noir,  avec les armes qui sont les siennes,  les plus anciennes utilisées par l’espèce homme et qui tirent leur formidable efficacité de cette ressource affective demeurée intacte chez la plupart:  l’espérance mitonnée au feu doux de la croyance. Le voyant est aux antipodes du psychanalyste puisque celui-ci considère a priori que ce que raconte son patient est un discours au service du refoulement, ou un produit de celui-ci, donc dans tous les cas une doublure qu’il s’agit de déchiffrer et surtout pas de prendre pour argent comptant. Le voyant au contraire abonde volontiers dans le sens du discours manifeste de celui qui le consulte, au moins dans la mesure où il se trouve être en empathie immédiate avec lui. Le voyant prend toujours parti, puisqu’il est tout entier dans la projection, qui est justement ce dont le psychanalyste se méfie le plus. Peut-être touche-t-on ici du doigt ce qui fait le succès des voyants et du même coup ce qui les fait rejeter, à savoir qu’ils ne sont pas ‘”neutres” au sens où les psychanalystes entendent ce terme. En effet, le “malheur”, d’où qu’il vienne, les révulse. L’idée, très discutée, avancée par FREUD dans la dernière partie de son oeuvre, d’une “pulsion de mort” qui se confond avec une soumission aveugle au destin et qu’on pourrait appeler fataliste, est probablement ce qui pousse X à consulter un voyant. A la demande de X, un psychanalyste répondrait évidemment par un silence “de mort”, seule façon de conjurer ce qu’il y a de mortifère dans la démarche du consultant. Mais le voyant, à l’inverse, répond toujours. De ce fait, il apaise peut-être l’angoisse immédiate de l’autre, mais en fin de compte il se fait l’allié, tout -à -fait inconscient bien sûr, de cette pulsion de mort qui pousse à la soumission, à l’aliénation, à l’acceptation, la résignation etc .. et contre laquelle il n’y a qu’un antidote: la volonté consciente d’un sujet qui se sait et se veut libre, ce qu’en somme le psychanalyste souhaite que devienne son analysant, sans pour autant l’y exhorter ni l’y inviter, ce qui serait encore une atteinte à sa liberté. Il est à peine besoin d’insister sur le fait que la consultation d’un voyant témoigne d’une totale “paresse” psychique. Le voyant ne peut sans doute pas être accusé d’encourager cette paresse mais il se comporte en l’occurrence comme la mère qui accepte de porter son enfant chaque fois que celui-ci trouve la marche pénible.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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Szondi L. Lehrbuch der experimentellen Triebdioagnostik, 3e éd. Bern, Hans Huber, 1972

 

 

RESUME

Douze voyants professionnels ont fait l’objet d’une enquête clinique appuyée par les résultats des tests de Rorschach et de Szondi. Le Rorschach est généralement pauvre avec un Ban% et un A% élevés mais un F+% bas. Deux sujets seulement se projettent massivement dans leurs réponses qui ont un caractère abstrait, symbolique et confabulé.

Le test de Szondi permet de cerner le fonctionnement psychique très particulier de ces sujets. Ils passent facilement et rapidement d’une position réaliste-adaptative commune (Sch – -) à une position magique-animiste (Sch + -). Une telle configuration est rare dans la population générale alors que c’est la règle chez les voyants. D’autre part presque tous les voyants manifestent la disposition épileptoïde, laquelle rend compte à la fois de leur aptitude à présenter des états de conscience modifiée d’une part et, d’autre part, de leur appartenance au groupe des personnalités “sacerdotales”.

SUMMARY

Twelve professional Clairvoyante have been clinically examined with the help of the Rorschach- and Szonditests. The Rorschach results show a low productivity with high A% and P% but a weak F+%. Only two subjects project themselves dramatically into the inkblots with a high amount of confabulated abstract symbolic answers.

The Szondi test allows to catch the most peculiar psychic functioning of these subjects. They are easily and fast shifting from a realistic-adaptative position (Sch –) to on a magical-animist one (Sch +-). Such a shape is seldom found by common people but it is the rule by the Clairvoyante. Furthermore almost all the Clairvoyante let show the so-called “epileptoïd” position which accounts both their ability to get down to modified states of consciousness and at once their belonging to the group of “priest”-personnalities.

Texte présenté au 14ème Congrès International du Rorschach et des Techniques Projectives, Lisbonne, Juillet 1993. Une précédente version a paru dans les Cahiers du CEP, 1993, 1, 47-60.